Da: AA.VV., Ateliers de sémiotique visuelle, a cura di A. Hénault et A. Beyaert, PUF, Paris, 2004.
Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris
Charles Baudelaire1
1.
Cette étonnante union de transparence radieuse, de savante simplicité et d’imbrication multiforme permet, chez Klee, au peintre comme au poète, de déployer une harmonieuse combinaison de procédés, surprenants par leur variété (Jakobson 1970; tr. fr. 1973, p. 399).
Tel est le jugement de Jakobson en conclusion de l’analyse d’un poème inclus dans le Journal de Paul Klee (1957; tr. fr. 1959), un octastique de 1903. La méthode sémiotique met en évidence, chez Klee,
la dialectique de la détermination artistique, avec son sens aigu des corrélations de dynamique et statique, du brillant et du profond, de l’intensif et de l’extensif, des concepts grammaticaux et géométriques et, pour finir, de la règle et de son dépassement (p. 340).
C’est l’analyse sémantique et grammaticale, appliquée à l’art verbal d’autres poètes-peintres comme Blake et le Douanier Rousseau, qui révèle la “profondeur” et la “monumentalité” de la “miniature verbale” (ibidem) du poème de Klee.
Peinture et poésie ne sont pas les seuls langages par lesquels Klee s’est exprimé, car il fut aussi musicien, naturaliste et philosophe. Ces dernières qualités ont suscité une moindre attention. Avec quelques exceptions – comme Benjamin ou Goodman (1968), pour qui une image de Klee était la meilleure démonstration des problèmes théoriques de la perspective, ou Gehlen (1965), selon lequel Klee réalise et accomplit à sa façon les tendances phénoménologiques de la Gestaltpsychologie2 – les philosophes ne reconnaissent pas à la peinture la capacité d’exprimer des propositions spéculatives. Quant à la science, elle respecte même trop l’art. Edgard Wind, qui regrettait l’intangible isolement dans lequel les artistes sont laissés – “on ne saurait troubler ni distraire leur génie; du coup ils se trouvent contraints de tout apprendre et tout seuls” – observait que les savants qui montraient à Klee des préparations de sections de végétaux et de tissus morts et vivants, n’exploitaient pas la curiosité qui poussait l’artiste vers les puits mystérieux des microscopes et les planches des collections des fossiles. La main sensible de Klee aurait pu s’exercer aux disciplines scientifiques, au lieu de laisser des traces de son goût scientifique uniquement dans des desseins fantastiques!
Mais la vocation fondamentale de Klee était la construction mythique, exposée dans la diversité des langages expressifs. Et cela non pas pour “s’amuser avec les images dans le domaine du fantastique” (Wind 1963) comme le croit l’iconologue, ni pour un rationalisme primitiviste3, mais pour construire, au moyen de la langue et du monde naturel, un univers sémantique et conceptuel cohérent. Espaces, formes et couleurs, écritures verbales ou musicales constituent, avec leurs renvois et contrastes, le plan de l’expression d’un sens profond et complexe. Ici on apprend – nous dit Klee – à “organiser le mouvement en relations logiques”, ici on reconnaît “le flot souterrain” constituant “la préhistoire du visible”. L’intelligibilité n’est pas donnée seulement par les éléments nommables du tableau et par son titrage raffiné. Comme les sémiologues l’ont observé, le langage plastique est déjà directement signifiant, avant la reconnaissance figurative et au-delà des parentèles “naturelles” entre les objets du monde; le jeu des composantes formelles (topologiques, eidétiques, chromatiques) comporte déjà une signification plus profonde et plus abstraite (Greimas 1984, Fabbri, Corrain-Fabbri 1999). Il nous reste à relever le défi de la description analytique, d’autant plus ardue que la substance visuelle est plus difficile à segmenter que la substance linguistique.
Qui connaît le génie expressif et la précision conceptuelle avec laquelle Klee a construit son propre langage, ne peut pas se borner à une appréhension immédiate et cursive, mais il est tenu à effectuer une lecture ponctuelle des éléments et de leur syntaxe. Naturellement, il est possible de s’en remettre à l’imaginaire, au dictionnaire d’images proposé par Klee lui-même, qui, à la différence d’autres artistes, n’a pas été avare d’indications4. Il reste toutefois la question de la syntaxe, c’est-à-dire le problème de la mise en corrélation des éléments à l’intérieur de chaque œuvre ou groupe d’œuvres, et de la multiplicité des sens que la perception simultanée de la surface planaire permet et exploite.
C’est pourquoi les lectures les meilleures sont celles qui ont explicité, dans la mesure du possible, la subtilité et la grâce des dispositifs constituant la “manière” de Paul Klee, et qui ont pu déceler plutôt que l’unicité, la multiplicité du sens, plutôt qu’une vague ambiguïté ou réversibilité, la stratification rigoureuse et explicite des significations5.
Je pense par exemple à l’exégèse d’Egal infini (Gleich Unendlich, 1932), où Damisch (1984) montre progressivement comme le “huit couché” – ouïe de violon et signe de l’infini – tracé sur un fond divisionniste, représente le projet, musical et mathématique, d’une genèse structurée de la forme. Ou à l’analyse d’Eclair physionomique (Phisiognomischer Bliz, 1927), que Boulez considère comme “le symbole même de la pensée et de l’imagination de Klee” (1989, p. 134), comparable, pour ses procédés, au Wozzeck de Berg. Dans cette œuvre, le sens est donné par la représentation de forces en action et la déformation réciproque: Ce sont les rencontres, les antagonismes et les conjonctions abstraites entre des éléments géométriques primaires, comme les lignes droites et les cercles; c’est aussi la ligne brisée qui passe par un cercle et prend, grâce à la dénomination, la valeur figurative d'”éclair traversant un visage”.
L’analyse de Manacorda se développe dans une direction explicitement sémiotique. Elle cherche à pénétrer les “rapports ou équivalences intersémiotiques entre deux systèmes de signes […] iconiques et verbaux” (1978, p. 205) pour démontrer, dans une optique jakobsonienne, que chez Klee “les textes verbaux ne sont pas structurellement différents des textes picturaux et graphiques” (p. 208). Etant donné le caractère iconisant du langage poétique, produit par la négation de la temporalité et de la linéarité, l’analyse porte non seulement sur les procédés linguistiques mais aussi sur ceux qui sont propres au “langage poétique, qui peuvent être répétés dans l’ordre du langage pictural” (p. 222). Un petit poème, Motto, présenterait des isomorphismes de code permettant au critique d’inférer, non des règles de traduction intersémiotique verbo-visuelle, mais un véritable hypercode (Ur-Codex), “une identité codique invariante” (p. 220) responsable, par exemple, de l’effet stylistique de “mystère” de la peinture de Klee. La même morphologie, un “échiquier” ou matrice spatiale soumise aux règles de syntaxe – déplacement, rotation et spécularité – serait à l’œuvre dans les images et les poèmes de Klee6.
Mais la lecture sémiotique exemplaire est à notre avis celle de Thürlemann (1982), Mythe de la fleur (Blumen-Mythos, 1918), où les aspects mytho-poétiques de l’activité de Klee sont exactement relevés et développés. Une fois rédigé l’inventaire des éléments de surface sur la base de catégories formelles (courbe vs droit; pointu vs arrondi, etc.), le sémiologue a corrélé ceux-ci à des catégories abstraites du contenu (animé vs inanimé; céleste vs terrestre, etc.). Il découvre ainsi une structure mythico-symbolique où la conjonction sexuelle et celle des forces naturelles vont de pair, et “riment” d’une manière comparable à la poésie. Si le mythe représente, comme on va le voir, une manière imaginaire de résoudre des contradictions réelles, alors pour Thürlemann,
La peinture [de Klee], au moyen de quelques décimètres carrés, est ainsi capable de donner l’illusion d’un monde nouveau, d’un monde où toutes les contradictions apparaissent comme résolues. (1982, p. 40)7
2.
Nous nous proposons, en poursuivant ce texte, la lecture d’une aquarelle sur gaze et papier, de 20 cm sur 19,5: Sphinxartig (En forme de Sphinx, 1919). Une lecture sémiotique, donc lente et méditée, effectuée sur deux plans: (i) le niveau plastique, des formes, des couleurs et des forces et (ii) le niveau iconique des dénominations et des figurations. Nous tiendrons compte des catégories théoriques élaborées par Klee, de son lexique iconologique et du dispositif textuel propre à cette œuvre.
Nous insisterons sur la différence entre morphologie et syntaxe. Pour Klee “la forme [statique] […] est un fantôme malin et dangereux” (1970 ; tr. fr. 1977 p. 269). Toute bonne forme représente pour lui des forces en formation, genèse et devenir : “la structure […] [est] un rythme des petites éléments” (1970 ; tr. fr. 1977 p. 69). De même, pour le Bauhaus, le système des couleurs était une composition d’énergie qui traversait l’univers et l’homme; le tableau en était le diagramme de capture et d’inscription. Quant aux tableaux de Klee, ils sont eux-mêmes des procès vitaux scandés par des rythmes intensifs. Personne mieux que lui ne mérite le nom que Platon donnait à ceux qui, par le dessin et la couleur, créaient la vie: zoographos.
Le Plastique
1. Topologie
Nous savons que pour Klee le contour avait pour fonction de “rassembler” et “capter” “les vacillants impressionnismes” (Klee 1957; tr. fr. 1959 p. 247). Il constituait une forme et une force. C’est dans un telle direction qu’il faut interpréter la “niche” sombre qui entoure la configuration, produisant un effet de profondeur accentué par la “volute à escargot” sur la droite. La figure centrale apparaît dès lors encadrée et focalisée – exception faite pour le segment à droite en bas, qui, justement en opposition aux délimitations opposées et contiguës, produit un effet d’ouverture et d’aplatissement.
Le centre géométrique de la composition est placé sur la base du triangle de droite, celui dont le côté supérieur gauche prolonge la diagonale qui partage en deux la surface de la peinture, au croisement du côté inférieur et plus brièvement du rectangle vert. En connaissant le propos de Klee – “norme : irradiation centrée” (Klee 1970, p. 106) et “logos” de dissémination (p. 29) – voici le lieu par rapport auquel tous les éléments sont définis et sensiblement décalés.
Pour les commodités de l’exposé, nous partagerons maintenant la peinture en dimensions verticale et en horizontale.
Sur la dimension verticale nous distinguons trois zones parallèles composées de (i) deux triangles symétriques; (ii) un rectangle englobant des configurations géométriques, aux côtés duquel nous trouvons deux volutes d’égal chromatisme; (iii) une bande avec deux éléments arrondis et en contact (en forme de “huit”), chacun possédant un point central et des segments radiants. La partie haute de la composition donne un vaste effet d’ouverture.
Sur la dimension horizontale, l’aquarelle se laisse diviser en deux parties presque symétriques, la ligne mitoyenne traversant le centre du formant en forme de huit. Chacune des parties est caractérisée par des traits spatiaux, eidétiques et chromatiques introduisant une dissymétrie en faveur de la partie droite, qui apparaît plus ouverte et spacieuse, agrandie qu’elle est dans ses volumes grâce au déplacement vers le haut de la volute et l’absence, ici, du bord de délimitation.
Il faut remarquer aussi que, toujours sur la dimension horizontale, les oppositions prennent une valeur dynamique, de gauche à droite, selon la direction habituelle de la lecture typographique.
Nous sommes amenés dans cette direction par les deux doubles triangles, topologiquement proches du centre de la composition, a cause des plus grandes dimensions et de l’orientation pointue du triangle de droite.
On peut dire la même chose de la configuration rectangulaire au-dessous, subdivisée en deux bandes et présentant une articulation brisée. Pour Klee, ces formations structurelles alternées ne représentaient pas seulement des interférences statiques (“membres intermédiaires” obtenus “par empiétements sur les membres principaux isolés “), mais des rythmes véritables, c’est-à-dire des procès cadencés (Klee 1970, p. 195 et sv.). Greenberg (1960) a observé que chez Klee le dessin est temporel et qu’il faudrait le décrire par des verbes et plus précisément, dirions-nous, par l’aspect des verbes. De toute façon, le caractère plus dense des subdivisions à gauche scande la lecture vers la plus grande raréfaction de la partie droite. Les volutes elles-mêmes, marquées par le parallélisme chromatique, nous conduisent jusqu’au bord foncé contre lequel l'”escargot” se replie, en l’interrompant et en introduisant un effet de profondeur de la peinture. Nous savons qu’une légère asymétrie – qui prédomine aussi dans le monde organique – était la tactique “plastique” de Klee pour donner de la vie aux images.
Plus en bas, nous trouvons le dispositif en forme de huit. Dans les termes de Klee, “un double mouvement circulaire ou un cercle croisé en deux parties”, dont le centre moteur “peut contrôler les deux mouvements circulatoires” (1970 ; tr. fr. 1977, p. 107). Il s’agit d’un formant figuratif possédant, dans ses œuvres, des valeurs sémantiques différentes : boucle, ouïe ou poignée du violon, oreille, bouche, col, anse de vases, plante, poisson, serpent et ainsi de suite. Comme l’a observé Damisch (1984), il est le signe mathématique de l’infini. Mais au niveau plastique il constitue un cycle à la valeur tensive, car il consiste en “une alternance de contraction et de relâchement, d’allongement et de raccourcissement” (p. 111). Il peut donc renvoyer à des valeurs sémantiques telles que dégénération, régénération, dégénération et ainsi de suite (p. 108). Le formant en forme de huit est entrecoupé par la même ligne qui passe au milieu des deux triangles au-dessus. A l’intérieur des “cycles”, deux points centrés et alignés par une même ligne droite sont traversés par trois lignes qui modulent l’effet circulatoire: rotation et mouvement. Ce que Klee appelle la “suite continue”.
Si nous décomposons la composition en parties, nous remarquons, en outre, que la partie droite et la partie gauche manifestent une disposition plastique opposée : à gauche, la direction des coups de pinceau sur le fond, les contours noirs de la volute, ainsi que la ligne qui prolonge le bord inférieur de l’œil jusqu’à la marge, présentent une orientation le plus souvent horizontale. A droite, par contre, la ligne qui relie l’un des formants circulaires du “huit” à la bande à facettes au-dessus et les lignes entrecoupant la volute, ainsi que la volute elle-même – orientée, par rapport à l’autre, vers le haut –, sont toutes marquées par la verticalité. L’ensemble vise à obtenir une forme mobile ininterrompue.
2. Chromatisme
Il s’agit de la dimension plastique la moins fréquentée par la sémiotique visuelle: elle joue par contre dans la théorie générale de Klee un rôle très articulé au niveau du signifiant ainsi qu’au niveau passionnel8. Dans Sphynxartig la couleur est distribuée d’une manière complexe et subtile. Elle est étalée uniformément ou par coup de pinceaux horizontaux dans la partie supérieure, avec un effet de fond; elle alterne au contraire continuité et fragmentation dans la partie centrale, où elle se trouve le plus souvent délimitée par des lignes.
2.1 Nous savons que, pour Klee, l’articulation entre le clair et le sombre précède l’articulation proprement chromatique, qui est, comme chez Goethe, l’effet d’un croisement actif de la lumière et de l’ombre grâce à la pigmentation (“Les tonalités! Cette entrée dans le paradis des couleurs”). Blanc et noir, réversibles et corrélés, occupent donc la colonne centrale de son célèbre schéma: le champ chromatique est conçu selon une dynamique holistique, comme un mouvement rotatif où les trois couleurs fondamentales – jaune, rouge et bleu – se juxtaposent. Au centre, le mélange des couleurs forme le gris. Par la même, tous les déplacements possibles sur ce “solide” de la représentation – haut vs bas, gauche vs droite; devant vs derrière – se trouvent ainsi définis.
L’opposition entre le noir de la “tache” en bas à droite et le gris de celle centrée en haut revêt, par un choix explicite de Klee, un intérêt particulier. Nous savons que le dessinateur théorique devrait “représenter […] la lumière comme mouvement chromatique […], comme déploiement d’énergie” (Klee 1957; tr. fr. 1959, p. 244). Ici la “progression clair-obscur” (Klee 1970 ; tr. fr. 1977, p. 339) dynamise l’opposition et oriente le regard du noir au gris, c’est-à-dire du bas vers le haut, grâce à la médiation géométrique des cuspides des triangles et l’orientation des lignes.
Par contre, le “huit” conduit horizontalement du clair à gauche vers le sombre à droite (“Cela relève du domaine du poids, ce sont des mouvements du clair au sombre” : Klee 1970, tr. fr. 1977, p. 111). Nous savons que le mouvement /sombre/ vs /gris/ correspond, pour Klee, sur le plan sémantique, à un déplacement de la certitude (le sombre) à l’incertitude (le gris) (p. 306). Les oppositions et les déplacements tonaux correspondent donc à des catégories et à des parcours relevant d’un plan cognitif. Elles portent en particulier sur ce que les sémiologues appellent la modalité épistémique: le certain et l’incertain.
Bref, sur le plan horizontal, le mouvement de gauche à droite va de la détermination à l’indétermination, de la clôture à l’ouverture, de “l’unité du hasard et de la nécessité dans un calcul sans fin”9. Sur le plan vertical la tension, suivant une orientation du bas vers le haut, va de la certitude à l’improbabilité.
2.2 Pour ce qui concerne la palette chromatique de Sphinxartig, les quatre couleurs fondamentales présentes sont articulées en tonalités chromatiques à “lire” comme déplacements vers les autres couleurs ainsi que vers le clair (blanc) et le sombre (noir).
Le rouge brique est une tonalité de rouge déplacée vers le jaune et assombrie; le vert est déplacé vers le jaune et assombri. L’azur, dans sa nuance glycine, est obtenu par déplacement du bleu vers le rouge, puis vers le blanc. Le jaune, la tonalité la plus différenciée, correspond au jaune fondamental, tantôt obscurci (zone ocre) tantôt éclairci, comme dans la bande de fond. L’effet général d’illumination – avec le rouge et le vert déplacés vers le jaune et le sombre, tandis que l’azur est déplacé vers le rouge et le clair – produit l’effet de sens doré et chaud d’un paysage “oriental”, effet sur lequel nous reviendrons ensuite.
Sur le plan topologique, donc, la distribution des extensions chromatiques montre une dissymétrie (donc un vecteur) entre la partie droite et la partie gauche qui est redondante par rapport au dispositif eidétique. Pour ce qui concerne l’opposition figure/fond: (i) nous avons une plus grande articulation chromatique du fond dans la partie gauche, tandis qu’à droite les bandes de couleur se fondent dans une tonalité neutre homogène; (ii) en revanche dans la figure l’effet de plus grande uniformité se trouve à gauche – le premier ovale du “huit” est tout peint dans la même tonalité et le premier triangle est en trois couleurs – tandis qu’à droite les secteurs de la figure ovale sont de couleurs différentes et le triangle est peint en quatre couleurs.
Un rôle particulier est confié aux “taches” noire, grise et jaune, qui ne sont pas délimitées par des bords et dont il n’est pas facile de sémantiser les formats, sauf – comme on le verra – pour la tache grise. S’il est difficile de les définir à partir de l’opposition forme/fond, au niveau chromatique il est possible de corréler la tache noire de droite avec celle jaune de gauche, car elles sont opposées catégoriellement sur l’axe de la luminosité. Dans la conception de Klee, en effet, le jaune est la couleur la plus lumineuse après le blanc, tandis que le bleu-violet est la moins lumineuse après le noir. On peut faire l’hypothèse que la “zone” jaune – à gauche de la tache noire –, de la même tonalité que la tache de gauche, produise un effet de “rime”, c’est-à-dire une jonction tensive entre les espaces de gauche et de droite, orientée selon notre parcours habituel de lecture. En pivotant ensuite sur le noir, nous sommes conduits – comme nous l’avons vu – vers le haut par l’intermédiaire des lignes verticales et des cuspides des triangles. L’orientation dynamique est donc suggérée, sur la dimension horizontale, par les taches, c’est-à-dire par des “couleurs sans contour”, et sur la dimension verticale par des lignes, définissables comme “contours sans couleur”. Nous savons que Klee n’a jamais abandonné la structure topologique pour la couleur “libre”, comme il est arrivé ensuite à plusieurs peintres abstraits. Le mouvement énonciatif semble être cependant suggéré par les trait ouverts, raréfiés, de véritables éléments déictiques avec lesquels l’informateur inscrit dans le texte guide le regard de l’observateur. Parmi ceux-ci, il est important de souligner, outre le rôle contrastif et catégoriel des teintes, leur rôle graduel et tensif, associé à un mouvement corrélatif d’intensification et d’évanescence. Il suffit de penser, par exemple, au passage du noir au gris, qui est, selon l’intention explicite du peintre, le point intermédiaire entre l’apparition et la dissolution, d’autant plus significatif que Klee a toujours poursuivi l’idée d’une corrélation entre les mouvements plastiques et les mouvements thymiques et pathémiques, avec une caractérisation qu’on appellerait “semi-symbolique”. Bien qu’objectivées et “dividuelles”, les émotions chez Klee restent toujours “duelles et tendues dans l’antithèse”, comme l’observe Gehlen. Tout comme la “suite brisée” vers le bas est corrélé à un sens d’oppression et d’impuissance, le mouvement vers le haut (du noir au gris justement) est corrélé à l’aisance d’un “bonheur augmenté”. Mais le sentiment d’une accession conduit l’observateur vers un point d’incertitude chromatique, la tache isolée grise, et l’amplification du regard se mêle au pathos d’un fading de l’intensité.
“On peut bien définir un cheminement de ce type comme une expérience vécue [Erlebnis]” (Klee 1970, p. 308).
3.1. L’iconique
Les Sphinx:
“La langue des esprits de nos lèvres s’exhale
Et vous, vous lui donnez un corps”
(Goethe)10
Saisie comme figure nommable du monde, la silhouette de notre dessin pourrait globalement rappeler un violon vu de profil avec la poignée à droite, dans la partie à volute dite “à boucle” ou “à escargot” – un motif important du lexique de Klee11 –, ou bien un véhicule bancal, un chariot aux roues irrégulières. La langue ne semble pas à l’hauteur de la richesse du regard.
Mais le titre, Sphinxartig, nous oriente autrement.
Nous savons que, nommer n’est pas seulement catégoriser; c’est établir des relations entre des objets ou des personnes et soi-même. On connaît par ailleurs le rôle spéculatif et poétique des titres de Klee. Pour lui les mots ont “la tâche de compléter et préciser les impressions (…) suscitées par mes tableaux”. Et il s’agit souvent de périphrases allusives qui saisissent avec exactitude le caractère de première impression. D’où l’importance et la difficulté de les traduire correctement. Dans ce cas, Comme un sphinx est acceptable, mais la signification de artig (conformité, grâce) est plus subtile : “en forme de sphinx” serait plus approprié et respecterait l’ “humour malicieux de Klee” (Wind 1963), sa subtilité argumentative, “fleur précieuse de l’ironie romantique”.
Ce qui plus nous intéresse est la détermination du Sphinx comme figure de la question et de la connaissance. L’introduction du plan verbal, la dénomination modalisée, transpose les significations abstraites véhiculées par les traits plastiques sur le plan figuratif, et permet donc le passage de la dimension iconique à une dimension plastique. Nous sommes amenés à reconnaître le portrait, accentué par les effets de profondeur, d’une figure composite. Le “fauve différent”, le Sphinx, prend ainsi forme. Nous verrons ensuite les raisons ou les passions de cette dénomination. Rappelons-nous, pour l’instant, que Klee utilise souvent des indications anthropomorphes, réelles ou fantastiques. Parmi ces dernières nous trouvons, outre les célèbres séries des anges, des diables, des arlequins, des génies, des gnomes et des prêtresses extatiques, différentes types de sorcières et la série d’Urchs, un animal magico-fantastique12. Le Sphinx apparaît rarement, par exemple dans Katastrophe der Sphinx (1937), accompagné par la ligne brisée qui signale, chez Klee, la “grande tension”, “la marge large [où] le caractère dramatique se gradue” (Klee 1970, p. 391).
Fait ou facétie, la figuration sphinxforme se laisse diviser en deux parties: d’un côté, celle qui nous fait face et front, centrée sur les yeux, de l’autre la coiffure composée d’un diadème13 à drôles de bords surmonté par deux calottes triangulaires, elles-mêmes séparées par un panache.
Nous appellerons Marionnette la figure ornée du couvre-chef, en excluant la calotte triangulaire, qui mérite un examen à part.
La Marionnette
“Les tableaux figuratifs nous tiennent en considération”
(Klee)14
En premier lieu l’indication anthropomorphe souligne un point de vue : la frontalité. Les yeux tournés vers le spectateur permettent de reconnaître une tête “sphinxforme” qui nous observe15. Grâce aux caractéristiques plastiques que nous venons d’apercevoir, ces yeux écarquillés irradient depuis leur centre, contrastent la circulation réversible “en huit” de la ligne et ébauchent sur le plan horizontal une rotation orientée de gauche à droite. Ils sollicitent notre regard et le conduisent vers la “tache” sombre, d’où, par un mouvement vertical nous devrions nous orienter vers le haut, vers la “tache” grise et arrondie. “Dans l’œuvre d’art, des chemins sont aménagés à [l’]œil du spectateur” (1924; tr. fr. 1973. p. 78), disait Klee dans son célèbre discours de Jena.
Mais pourquoi le Sphinx? Et pourquoi ce monstre fabuleux a-t-il cet aspect ludique et enfantin? Est-il un sphinx artig, aimable? Il faut tenir compte de la modulation satirique de Klee, qui rend réversible le plus profond des propos. “Je ne suis tout entier que satire. M’arriverait-il par hasard de m’y dissoudre totalement ? Provisoirement elle forme mon seul article de foi” (Klee 1957 ; tr. fr. 1959, p. 69). Son Sphinx avance masqué par l’antiphrase ironique, mais “les tableaux de Klee contiennent toujours un indice, une allusion à la vie humane ou au destin” (Grohmann 1954). Ils possèdent une façon très précise de paraître vagues.
Ce sphinx ressemble donc à une Marionnette, l’une de celles que Klee aimait fabriquer pour incarner des histoires fantastiques. Le sévère couvre-chef royal du Sphinx égyptien, – un capuchon avec deux appendices qui descendent jusqu’à la poitrine, et un diadème, l’uraeus, sur le front – devient une drôle de coiffure de marionnette. Ou un chapeau de fool, le bouffon qui se tient auprès du pouvoir pour parodier la vérité.
En outre, le rectangle compris entre les deux volutes – et qui s’y oppose formellement- est identique, par forme et rapport physiognomonique, au diadème dont est décoré par exemple Le prince noir, une célèbre aquarelle de 1927. La présence de formants figuratifs à hauteur de tête est fréquente chez Klee. Ceux-ci représentent, par superposition ou par inclusion, une pensée, un rêve, une fantaisie (ainsi l’Amoureux de 1923, ou Un brin de folie, de 1921). Or, sur la tête de notre image nous trouvons un double triangle, un motif récurrent chez Klee (Monsieur Perlen-Schwein, 1925, Portrait d’un érudit, 1930). Quel sens faut-il attribuer à ces deux triangles au milieu desquels s’inscrit le centre géométrique de la composition? Trouverons-nous ici le secret de la dénomination: le Sphinx?
Les Pyramides
Le Sphinx:
“Une énigme déjà serait de t’expliquer”
(Goethe)16
Trois formants figuratifs nous viennent en aide: la “touffe” verticale entre les deux triangles; les six lignes, trois par triangle, qui pointent vers le haut, et la “tache” grise arrondie qui se trouve incluse dans le prolongement idéal des deux lignes internes, les plus longues parmi celles qui ont leur origine dans les sommets de chaque triangle17.
Nous faisons donc l’hypothèse qu’il s’agit de formants plastiques pouvant valoir pour les pictogrammes suivant: Pyramides, Palme et Lune. Un paysage oriental, ceci, qui évoque l’expérience du voyage nord-africain de Klee de 1914, mais surtout une isotopie, comme le diraient les sémiologues, c’est-à-dire une lecture cohérente intitulée: le Sphinx.
En ce qui concerne les signifiants, une commutation peut aisément être faite entre les paysages ou jardins lunaires de Klee et Composition cosmique de la même année (1919); pour ce qui concerne la signification, le parcours semble en revanche beaucoup plus complexe.
Nous savons, d’après son Journal, que l’année précédant la fin catastrophique de la guerre, le peintre se trouvait près de Munich, sous les drapeaux de l’armée de l’air allemande. Bien que le service militaire lui semblait un “enfer gentil” et la guerre un “abstraction tissée de souvenirs“, il fut très troublé par la fin tragique du conflit et par la mort de ses amis August Macke, avec qui il avait voyagé en Tunisie, et Franz Marc, caractère faustien que “la transition de cette époque […] oppressait”, et qui “s’interrogea[it] perpétuellement: est-ce vrai? Usa[it] du terme: hérésie. Non pas la silencieuse confiance de la foi.” (Klee 1957; tr. fr. 1959, p. 310).
Dans le fragment 1121, le 28 mai 1918, il écrit “Le soir j’étais allongé sur l’aérodrome avec Goethe”. Un indice précieux18.
Dans le deuxième acte de la deuxième partie du Faust nous rencontrons les Sphinx. Dans la Nuit classique de Walpurgis, attirés par le sang versé, ceux-ci convergent avec d’autres personnages de la saga hellénique sur le champ de bataille de Pharsale, dont “le monde sait bien quel en fut le vainqueur” (Goethe 1808-1832 ; tr. fr. p.307)19. Eclairée par une lune “imparfaite sans doute, mais lumineuse, [qui] s’élève, répandant alentour une douce clarté” (ibidem), une sphère contenant un Aéronaute, l’Homunculus, descend du haut. C’est alors qu’arrivent les Sphinx, régulateurs millénaires des jours lunaires et solaires. Voici leur chant:
Sitzen vor den Pyramiden
Zu der Volker Hochgericht
Überschwemmung, Krieg und Frieden
Und verziehen kein Gesicht.20
Si nous acceptons la source goethienne, avec ses exactes correspondances – la guerre, l’Aéronaute, le Sphinx et les Pyramides – voici un sens conforme (artig?) au paysage qui occupe la moitié supérieure du tableau: Pyramide, Palme et Lune. Le visage immobile du Sphinx devant les Pyramides: un mythème de l’iconologie fantastique élaborée par Klee. Une pensée figurative, une grotesque dans sa vaste fresque mentale.
Mais les formants triangulaires, ainsi que les droites qui en prolongent les lignes d’intersection et la “touffe” centrale que nous avons interprétée comme Palme, peuvent se charger d’autres significations. Si pour Klee les éléments ont une fonction dynamique et si les formes équivalent à des forces, les droites caractérisent, selon certaines propositions des Ecrits sur l’art21, un mouvement ascendant et la touffe une orientation descendante. Par contre, les côtés externes des triangles convergent vers un point “vide” compris entre les deux droites internes, un ciel vide qui accentue la hauteur de la Lune. Comme nous l’avons vu, ce mouvement est corrélé à un trait thymique de /bien-être/, opposé à l’/oppression/ de l’orientation contraire, mais aussi au pathos d’une indécidable évanescence.
3.2. Digression poétique
L’homologie figurative et sémantique avec l’octastique analysé par Jakobson, s’avère alors surprenante:
Zwei Berge gibt es,
auf denen es hell ist und klar,
den Berg der Tiere und
den Berg der Götter.
Dazwischen aber liegt das
dämmerige Tal der Menschen.
Wenn einer einmal nach oben sieht,
erfaßt ihn ahnend
eine unstillbare Sehnsucht,
ihn, der weiß, daß er nicht weiß,
nach ihnen, die nicht wissen, daß sie nicht wissen,
und nach ihnen, die wissen, daß sie wissen.22
Jakobson, de son côté, a saisi la structure ternaire des signifiants et des signifiés que nous retrouvons dans notre image: Montagne, Vallée, et le “dessin spatial purement métaphorique […] [qui] sous-tend le poème entier” (1970; tr. fr.1973, p. 396), qu’il traduit dans la forme graphique suivante :
Dans la Vallée des Hommes se situe donc le sujet qui sait ne pas savoir, confronté à deux Montagnes marquées par une dissymétrie sémantique: la Montagne des Bêtes et celle des Dieux23. Il s’agit d’une structure mythique typique, mettant en jeu sur le plan grammatical, visuel et sémantique, les oppositions de contraires et de contradictoires qui caractérisent le langage de Klee. Il faut articuler des éléments contrastifs de petite taille, mais aussi des couples plus importants – par ex. opposer l’Ordre et le Chaos – de manière que les deux groupes reliés, l’un à côté de l’autre ou superposés, entretiennent une relation de réciprocité, une relation entre contraires par laquelle les caractère prennent du relief (Klee 1957).
Ces oppositions paradigmatiques peuvent ensuite se résoudre par neutralisation ou par composition, sur le plan expressif et thématique. Il s’ensuivrait un mouvement du regard vers le haut, puis un parcours cognitif du sombre au clair et une transformation pathémique euphorisante.
Jakobson observe comme dans le petit poème le “lecteur est ici convié à progresser de visions spatiales [signifiants] vers des rigoureuses abstractions spirituelles [signifiés]” (1970; tr. fr. 1973, p. 398-99).Un nouveau plan figuratif cohérent se dessine : celui de la connaissance. Pour reprendre et développer les termes de Jakobson, la Vallée, lieu centrale du poème-tableau, représente ici le seul lieu de l’insoluble antinomie entre les deux contraires : la conscience même de l’inconscience qui sans doute renvoie à son double contraire et tragique : l’inconscience même de la conscience (p. 396).
L’homologie figurative des deux formants triangulaires de notre aquarelle et leur dissymétrie spatiale et chromatique, est aussi frappante que la relation entre le triangle renversé ouvert, la Vallée, et le sommet marqué par la position centrale de la Palme. Il est inutile de souligner le “parfum” œdipien de la proposition: la tragique inconscience de sa propre conscience.
Mais il manquait à Jakobson, outre l’Homme, unité complémentaire des contraires, un autre terme complexe entre la Bête et Dieu: le Sphinx justement, dans son face à face avec l’homme.
4. En forme de question
Protée:
“Tu n’as point oublié l’usage de la ruse”.
Thalès:
“Changer de forme, toi, reste ce qui t’amuse”.
(Goethe)24
Revenons donc à l’effigie du Sphinx (ces deux termes ont peut-être la même étymologie).
L’observateur du tableau, c’est-à-dire l’être sphinxforme, nous regarde les yeux grand ouverts, en manifestant un étonnement désarmant (“Et je regarde avec des yeux émerveillés”, Und ich schaue, zu mit erstaunten Augen, 1903) Nous savons que la frontalité de l’image s’adresse au spectateur à partir de l’espace représenté. C’est une manière de dialoguer avec nous.
Mais ce regard écarquillé n’est pas une apostrophe menaçante et paralysante comme celle de Méduse. L’effet de sens est une question hagarde, une énigme sans défis.
Est-ce la question du Sphinx de Thèbes, portant sur l’animal marchant à quatre, deux et trois pattes25? S’il en était ainsi, il faut dire qu’Œdipe était favorisé par le destin, car il portait la réponse dans son nom. Oidi-pous veut dire “pied enflé” et lui, qui avait été un enfant en chaînes, en apparats de locomotion se connaissait. Le Sphinx voulait peut-être qu’Œdipe gagne : las de répéter la même question, las de silences et de réponses erronées.
Mais serions-nous en train de surinterpréter, comme Benjamin dans sa vertigineuse lecture de l’Angelus Novus de Klee? Pour le philosophe, le regard frontal de l’Ange, “attiré par un donateur qui reste les mains vides ” (Benjamin, 1955), était un geste de capture qui entraînait le spectateur vers la profondeur de l’image. Un Ange hébraïque : les volutes autour de la tête luciférienne (et baudelairienne) ne seraient pas des boucles, mais des phylactères26.
Un texte n’est pas toutefois le lieu projectif de toutes les ambiguïtés. Au contraire, par ses formes il opère un choix parmi les lectures possibles. Nous avons vu que les Pyramides et la Palme, l’illumination orientale et l’intertextualité goethienne nous orientent vers le Sphinx Egyptien qui a passionné Klee bien avant le voyage en Egypte de 1929. Il y a un dessin de 1923, où notre aquarelle se trouve exactement renversée avec des menues variations de trait (un procédé familier à Klee). Son titre est symptomatique: Armature pour la tête d’une sculpture monumentale (Gerust fur Kopf einer Monumentalplastik).
Ce monument pharaonique a toutefois un trait commun avec l’animal mythologique de Sophocle – dont Klee était un lecteur passionné – : la chute du royaume :
Œdipe: “Et quelle détresse pouvait donc bien vous empêcher, quand un trône venait de crouler, d’éclaircir un pareil mystère ? “.
Créon: “La Sphinx aux chants perfides, la Sphinx, qui nous forçait à laisser là ce qui nous échappait, afin de regarder en face le péril placé sous nos yeux”.27
Si le mythe est, comme nous l’avons dit, une solution imaginaire à des contradictions réelles, le Sphinx pensif de Klee constitue une réponse, mantique et mythique, à la nécessité de vivre l’inacceptable présent: la mort des amis, la défaite militaire et la crise dynastique de l’Allemagne. “Guerres, paix, inondations/ Ne nous ont pas laissé de rides”, comme le dit Goethe. Mais Sphinxartig n’est pas complètement immobile, car son attitude contemplative est active ; affranchi des chaînes du présent, le Sphinx s’interroge, avec nous, sur l’avenir. Non pas par le chant paralysant, mais par la rotation des yeux, qui sont aussi un signe de l’infini. A la différence de l’Ange de Benjamin, qui recule vers le futur, le Sphinx Egyptien (shespankh, “statue vivante”) veille à la limite de l’éternité, sur tout ce qui a été et qui sera28. Et à la différence du Sphinx Grec, dont la question pulsionnelle met en jeu la vie et la mort, le Sphinx Egyptien est toujours orienté vers la connaissance29. Connaissance de la non-connaissance: le futur n’est pas connaissable à travers le présent et ce qui advient n’est pas donné, mais sans cesse transformé. Il est même possible que les réponses soient connues, mais que nous ne sachions pas comment poser les questions…Dans ce Sphinx de Klee il y a une “suite continue” faite d’un mouvement (horizontal) d’ouverture et une tension (verticale) d’incertitude. Ce sont les mêmes mouvements qu’Hegel, dans l’Esthétique, attribuait au Sphinx, en en faisant le symbole même du symbolisme:
Cette aspiration à la consciente spiritualité qui s’appréhende, non dans la seule réalité qui lui convienne, mais dans quelque chose qui s’en approche seulement ou lui est même tout à fait étranger, constitue l’essence même du symbolisme […] (1836-38; tr. fr. 1944, p. 72).
Peut-être!
Sphinxartig: titre et facture de la petite aquarelle admettent le sens “propre”. Feraient-ils allusion au Sphinx les vers de Klee “Heilige Steine gestern,/ heute rätsellos,/ heute Sinn!“?30. Ce serait compter sans la ruse de l’artig. Mais argutie et facétie ont une racine commune: une force brillante et étincelante. Elles invitent au jeu spéculatif et l’illuminent par l’ironie et le sortilège. Un sens est-il alors possible? Le pictor doctus semble le croire: “Von immer zu hin/gewann es Sinn/Bis ging ein Schein/In wahrlich ein“31.
- Baudelaire 1857, pp. 38-39.
- D’après Goodman, le dessin de Klee tiré de Pädagogische Skizzenbuch (Munich 1925) montrerait très bien que “l’artista che intende produrre una rappresentazione spaziale attualmente accettabile come fedele da un occhio occidentale, deve trasgredire le ‘leggi della geometria’” (1968, p. 20), et doit effectuer un travail nécessaire de traduction. Selon Gehlen, Klee a “scoperto le leggi particolari, attive intraotticamente, della percezione visiva” (1965, p. …), des lois qu’il a soumis, en outre, “a piccole trasformazioni escogitate fantasticamente” (ib.). En effet, grâce à “l’immaginazione psichica” de Klee, un prodige se produirait, fruit d’une rationalité optique et conceptuelle, à savoir que “le norme del mondo esterno percepito coincidono con quelle dell’immaginazione” (p. …).
- Comme semble le croire Varnedoe (1990), qui a pourtant remarqué l’homologie entre le procédé de Klee et la méthode structurale de Lévi-Strauss visant à reconstruire une logique du sensible.
- C’est une erreur assez commune, à laquelle Ejsenstejn lui-même n’a pas échappé, que de croire que Klee proposait une nouvelle iconologie faite de signes à la signification émotionnelle fixe: un “alphabet des sentiments” au caractère symbolique (au sens de Hjelmslev). Comme nous l’avons vu, sa représentation pathémique est au contraire semi-symbolique, étant fondée sur des corrélations catégorielles entre le plan de l’expression et le plan du contenu. La lecture de la “spirale” de Klee est néanmoins une source inexplorée pour l’inspiration théorique et figurative du grand metteur en scène russe.
- En voici un exemple plutôt probant: “In un disegno raffigurante un idillio a Berna dovrebbero essere contenuti: /1. lo ‘Zytgloggegüggel’ che canta: ‘Chiami la mia patria’ /2. un quartetto di ubriachi che fa una serenata a questo uccello /3. due polipi con scarpe di gomma che si domandano se potranno sconfiggere quei quattro o finir col soccombere /4. i rami frondosi di Berna che si curvano sopra questa scena./ “Un fulmine nella notte, la vivida luce leva un grido nel sonno. Il signor Eckzhan Shneller che in casa della signora Gfeller è invitato a un lauto pasto.”/ Cose del genere ora posso esprimerle con discreta intensità e cioè soltanto con la linea, con la linea come spiritualità assoluta, senza accessori analitici, semplicemente di getto” (Klee 1957, p. …).
- Pour la comparaison entre une peinture de Klee (Scheidung abends) et un poème de Georg Trakl (Die Stufen des Wahnsinns un schwarzen Zimmern), voir Jürgen Walter, cité par Manacorda 1978, pp. 203-204.
- Voir aussi les analyses, différemment orientées, de Verdi (1974) et de Bauschatz (1991) qui a examiné dans une perspective sémiotique et structurale les composantes linguistiques, numériques et typographiques de quatre compositions de Klee. Sur le caractère hiéroglyphique des signes typographiques de Klee, sur les figures de bord et sur l’effet plastique non négligeable du support voir les travaux de Marin (1972). Sur l’usage des matières et leurs effets particuliers et complexes voir aussi le riches observations de Gehlen (1965) sur les collages translucides et les résultats de “polyphonie transparente” (p. 179), et en particulier sa description de la composition Rue principale et rues secondaires (Haupt und Nebenwege, 1929). Pour ce qui concerne le format, nous partageons son indication que l’ingéniosité ironique du propos est particulièrement adaptée au petit format. Dans le grand format, par contre, l’ironie tourne facilement en farce.
- Sur l’usage comparatif de la couleur dans sa poésie, éminemment achromatique, et dans la peinture, voir le remarques de Manacorda (1978), et en particulier la corrélation introduite par Jakobson entre le chromatisme vocalique et le chromatisme visuel, qui mériterait d’être reprise et développée sémiotiquement (Jakobson 1970 et Waught 1979).
- Derrida 1968, p. 45, cité par Damisch 1984, p. 228.
- Goethe 1808-1832 ; tr. fr. 1984, p. 312.
- Il manque toutefois une appréciation comparative plus étendue des différentes valeurs figuratives que la ligne à double volute (ouïe de violon) peut prendre, pouvant faire fonction, au niveau figuratif, d’oreille (Vieux calculant sur ses doigts) ou de bouche dans Strega con pettine; de base de la coiffure dans L’innamorato, ou de col dans Chanteuse de l’opéra comique; d’anse de la Boîte de Pandore ou de plante et ainsi de suite. Cela à partir, de toute façon, de l’orientation dans l’espace et de l’intégration à d’autres figures.
- Pour une liste non exhaustive des thèmes de Paul Klee voir Klee 1970, tr. fr. 1977.
- Pour des solutions calligraphiques semblables voir Peinture murale (1924), où le formant peut représenter une trame de dentelle, ou Pagina dal libro delle città (1928), où il se transforme en notation musicale.
- Klee …
- Nous pouvons donc exclure qu’il s’agisse de la Archrontia atropos, un papillon aux couleurs très vives du genre des Sphinx. Les papillons ne sont certainement pas absents du bestiaire de Klee.
- Goethe 1808-1832 ; tr. fr. 1984, p. 313.
- Nous suspendons la lecture des lignes qui croisent la volute à notre droite: il s’agit de toute façon de trois lignes, ce qui confirme le rythme ternaire très bien saisi par Jakobson (1970).
- Toujours à la même occasion Klee note que, pendant qu’il réfléchissait sur le mystère de la musique et de la peinture, les compagnons lui “stanno intorno con occhi incantati, maschere diaboliche guardano dentro attraverso la finestra”.
- Sur la persistance de ce motif goethien chez Klee voir le poème: “Mi rinfresca solamente la Notte / di Valpurga, e là volo / come una lucciola e subito/ so dov’è accesa una piccola lanterna” (Klee …).
- “Assis devant les Pyramides,/ Au Tribunal des Nations,/ Guerres, paix, inondations,/ Ne nous ont pas laissé de rides” (Goethe 1808-1832, tr. fr. 1984, p. 318).
- Voir Klee 1970, tr. fr. 1977, p. 52-68.
- Il y a deux montagnes / où il fait lumineux et clair // La montagne des bêtes / et la montagne des dieux. // Mais entre elles s’étend / la sombre vallée des hommes. // Lorsqu’une fois l’un d’eux / regarde vers le haut, // Le saisit en présage/ une nostalgie inextinguible, // Lui qui sait/ qu’il ne sait pas // De ceux qui ne savent pas qu/ qu’ils ne savent pas // Et de ceux / qui savent qu’ils savent.
- Sur le motif triangulaire de la Montagne et de la Pyramide, avec celui de l’Arbre et de la Lune voir Montagnes en hiver, un aquarelle de 1925 (Klee 1970, tr. fr. 1977, p. 390). Mais voir aussi le formant “oreilles de cheval” dans Addomesticamento dello stallone, (1926), ou encore les toits, dans Vista a una piazza (1912) et ainsi de suite.
- Goethe 1808-1832 ; tr. fr. 1984, p. 353.
- “Il est sur terre un être à une voix ayant deux et quatre et trois pieds; il est seul à changer parmi ceux qui vont sur le sol, dans l’air et dans la mer”. Scolie aux Phéniciennes d’Euripide.
- Sur le caractère plus romantique et baudelairien et moins hébraïque de l’Angelus Novus, voir les observations de Scholem dans Agesilaus Santander. L’angéologie contemporaine a trouvé dans l’œuvre de Klee un terrain particulièrement fertile, mais il serait fructueux d’introduire un rapport différentiel et une tension entre l’Ange et le Sphinx.
- Sophocles, Œdipe roi, tr. fr. 1958.
- “Je suis armé, je ne suis pas ici/ Je suis dans l’abyme, je suis loin…/ Je brûle chez les morts.” (Klee 1957; tr. fr. 1959, p. 297). Et ainsi Le Livre des Morts: “[La Sfinge] vede scorrere in lontananza i fiumi celesti del Nilo e navigare le barche del Sole”.
- Les psychanalystes post-freudiens sont en train de déplacer le regard, fixé depuis toujours sur les pulsions de Œdipe, vers l’interrogation du Sphinx. W. R. Bion, par exemple, propose de considérer la figure du Sphinx comme un mythe fondateur implicite de la psychanalyse. Pour ces renseignements sur le Sphinx, et beaucoup d’autres, je suis débiteur de Preta (1993).
- “Pietre sacre ieri,/ oggi senza enigmi,/ oggi hanno un senso!” (Klee…).
- “Comunque oplà/ il senso eccolo qua /entrò l’apparenza/ dentro la verità/e divenne possibilità” (Klee…).