Da: AA.VV., Paris-Rome. Trajectoires de deux capitales culturelles, sous la direction de Paolo Carile, Jean Musitelli et Marc Cheymol, Aracne, Roma, 2013.
Mon ami Paolo Carile m’a proposé d’apporter une conclusion générale au colloque « Paris-Rome : trajectoires de deux capitales culturelles » ; j’ai accepté de relever le défi, profitant de ma situation professionnelle, souvent à cheval entre les deux villes : j’enseigne à Rome, j’ai enseigné à Paris et j’ai dirigé l’Institut culturel italien à Paris. Mais je me suis rendu compte que faire en quinze minutes la synthèse d’un colloque aussi riche était un véritable défi. J’ai alors pensé aux conférences brèves que les Japonais appellent Pecha Kucha, dont j’ai eu l’expérience, dans des soirées où l’on a le droit de parler exactement 6 minutes 40, en faisant vingt projections commentées de 20 secondes chacune. D’autre part, j’ai été formé à la rude école des lycées des années cinquante, où l’on nous entraînait à résumer de façon rapide une histoire ou un texte très compliqué. J’avais trouvé une formule, « un homme une femme, une pomme, un drame », pour résumer en quatre mots masculins et féminins alternés, remarquez-le, une histoire assez complexe, et même un récit fondateur ! Mais pour ce colloque je n’ai pas trouvé de formule aussi simple ni aussi symétrique, et je serai donc un peu plus long.
Une coïncidence heureuse : aujourd’hui paraît sur Amazon l’ibook en trois volumes du Livre de mes rêves de Fellini qui a tout au long de sa vie écrit – et dessiné – ses rêves ; c’est un corpus extraordinaire que j’ai contribué à publier – je suis de Rimini, Fellini l’était aussi – avec l’éditeur Guaraldi. Fellini a fait le film Fellini-Roma, où Gore Vidal, l’auteur américain qui écrit un livre sur l’empereur Julien, déclare que « Rome est le meilleur endroit pour attendre la fin du monde ».
Du regard à la traduction
Au cours des communications, plusieurs métaphores ont été utilisées pour désigner l’échange entre Paris et Rome, notamment celle du regard, celle de la gémellité et celle de la traduction.
Le regard, ou le miroir, voilà des métaphores de la vision. Les deux villes se reconnaissent l’une dans l’autre, mais c’est un regard de biais, voire biaisé ; elles sont sensibles à leurs différences, et la méfiance n’est pas exclue de leur fascination réciproque. Il en est de même de la deuxième métaphore, d’ordre biologique, de la gémellité : villes jumelles ou jumelées, Rome et Paris seraient alors des jumelles hétérozygotes – c’est le moins qu’on puisse dire. Une dernière métaphore, qui a à faire avec le langage, est celle qui m’a le plus intéressé : c’est la traduction et – comme on l’a très bien dit – la « créolisation », car les traductions ne suppriment pas les langues ; au contraire, une bonne traduction enrichit la langue de départ au nom de la langue d’arrivée et vice-versa. Les bonnes traductions creusent dans les langues : elles inventent des façons de les rendre, comme on dit. Dans tout contact il y a toujours du pidgin, c’est-à-dire une simplification brutale, mais si on arrive à le réélaborer, alors des langues nouvelles, des créoles, peuvent naître. Ce qui serait intéressant – et cela a été même demandé –, dans la créolisation des cultures, donc pour l’avenir, c’est de savoir comment peut-on passer du pidgin – c’est-à-dire de la langue simplifiée dans laquelle on entre en communication – à l’invention d’une langue nouvelle.
Je reviens à la métaphore de la traduction, pour signaler une différence entre les traductions : il y a deux formes principales de traductions, les traductions target-oriented, comme on dit (en français, traductions « ciblistes ») et des traductions source-oriented (en français, traductions « sourcières »). Ces dernières mettent en valeur les aspects difficiles de la langue qu’on doit traduire, l’italien par exemple qui n’est pas une langue aussi simple que le croient généralement les Français ; elles s’attachent à en multiplier les difficultés. L’Italie est un pays plus compliqué qu’on le croit, on l’a dit ici, et cela m’a beaucoup amusé, parce que c’est une expérience malheureusement quotidienne. De l’autre côté il y a une autre conception de la traduction, qui est target oriented, c’est-à-dire qui est amicale par rapport au destinataire, qui est tournée vers l’autre, qui souligne les analogies, qui essaie de faire comprendre les similitudes entre les langues. Dans ce colloque j’ai eu l’impression que les deux attitudes ont été alternativement adoptées : certains intervenants ont insisté sur la complexité et la différence, et d’autres ont montré qu’il s’agit d’une même culture. Je tenterai de résumer cette double démarche par la formule suivante : l’Italie et la France, en tout cas Rome – où j’enseigne maintenant – et Paris, ce sont des différences qui se ressemblent.
D’autre part, j’ai rappelé hier une phrase d’un personnage peu connu de la Renaissance italienne, Ermolao Barbaro, qui a dit un jour de la traduction « non est tam rendere quam certare »1 (Il ne s’agit pas de rendre, mais de se battre). La traduction implique une bataille sous-jacente. Il y a des oppositions. Au cours de cette rencontre, il me semble que les oppositions n’ont pas été assez mises en évidence. On ne s’est pas suffisamment bagarré : j’aurais aimé qu’on se dispute un peu, car comment trouver « des différences qui se ressemblent » autrement que par l’affrontement ? Par exemple dans la table-ronde des journalistes, centrée sur les correspondants de presse, personne n’a parlé de la publicité, ce qui aurait pourtant expliqué beaucoup de choses.
Politique et histoire
Le premier point qui m’a interpellé hier, permettez-moi de le résumer de façon un peu schématique, c’est l’opposition, d’ordre politique et historique, entre l’immobilisme et le dynamisme. Selon Freud l’inconscient est une pierre romaine. Cette pierre, stratifiée, a l’air immobile. La pierre romaine renferme en son sein, comme l’inconscient, toutes les couches de sédiments laissés par sa longue histoire : la Rome antique, la Rome des papes, la Rome unifiée. On a donc d’un côté, l’immobilité de Rome ; la France, à l’opposé, a toujours introduit de la mobilité : c’est un modèle dynamique, face au côté statique de l’Italie. Les Romains ont cherché dans Paris un dynamisme par rapport à leurs stratifications riches et compliquées.
Sur cette Italie dont on a parlé, et à propos de laquelle on a donné un Prix à Pierre Milza, hier, pour son ouvrage sur Garibaldi, je voudrais faire une remarque lapidaire qui permet de la résumer : l’Italie est un pays de Guelfes et de Gibelins. Les Guelfes étaient les partisans du Pape – les catholiques aujourd’hui – ; les Gibelins, les partisans de l’Empereur – les laïcs de nos jours… L’Italie reste divisée en deux.
Si Rome est exceptionnelle par rapport aux autres villes italiennes – cela a été dit mille fois – c’est aussi parce qu’elle renferme la Cité du Vatican, parce qu’elle abrite le Pape. L’autre jour j’étais à Rome et je suis allé dans l’ancien ghetto, qui a été démoli. J’ai vu passer des Bersaglieri qui jouaient de la trompette, et j’ai compris qu’ils fêtaient, comme chaque année, l’anniversaire de la Breccia di porta Pia, c’est-à-dire le moment où l’Italie est entrée, et où on a démoli le ghetto, le 20 septembre 1870. J’insiste car c’est un moment fondamental, celui où on a en quelque sorte remplacé le culte catholique par le culte de la patrie, où le culte de la nation s’est installé contre l’autre culte, ce qui explique – comme le montre très bien Cederna – la réorientation qu’on a essayé de donner à Rome après l’Unification : avant, Rome était axée sur le Vatican ; après, on l’a redressée pour l’orienter autrement, vers le culte de la nation. Dans ce moment essentiel, je trouve, la France a été, comme l’a signalé l’intervention sur Haussmann, un modèle : l’urbanisme haussmannien a été cité en exemple. Zola après son voyage en Italie, a donné le jugement le plus cruel que je connaisse sur Rome. Il décrit une ville « avec une aristocratie décadente, une bourgeoisie qui ne s’est pas faite, et un peuple misérable et ignorant », mais en plus il la trouve étroite, cette ville, serrée, froide… et il ajoute que « s’il y avait Haussmann », elle serait beaucoup mieux ! Ainsi il y a toujours cette idée sous-jacente qu’il existe un modèle, détenu par les Parisiens qui étaient susceptibles de l’apporter dans une ville comme Rome, qui avait une histoire aussi stratifiée, aussi complexe.
Cela a été dit hier, mais je voudrais ajouter un petit grain de sel, ou de poil à gratter, sur cette époque de l’entrée des Italiens à Rome, qui est aussi celle de la guerre avec les Français. N’oublions pas que beaucoup de soldats français reposent dans l’église Saint-Louis des Français : ce sont les soldats qui sont morts lors de la prise de Rome contre les soldats de Garibaldi. Il faut le dire, et même rappeler que l’auteur de l’hymne national italien, Il Canto degli Italiani, qui s’appelle Mameli, a été tué par une baïonnette française : on peut imaginer le scandale si Rouget de Lisle avait été tué par un soldat italien ! Non est tam rendere quam certare : dans cette relation entre Paris et Rome, il faut quand même introduire l’évocation de quelques difficultés…
Un épisode que je n’ai pas trouvé dans le livre de Milza – et ce n’est pas une critique –, est raconté dans les deux romans de Garibaldi – je ne vous demande pas de les lire, Umberto Eco a reconnu que ce sont les deux pires romans de l’histoire narrative du XIXe siècle – : Clelia, ou la maîtresse du Cardinal et Manlio et les volontaires. Manlio raconte une histoire, que Garibaldi transcrit et qui n’a jamais été rapportée : Mazzini était très religieux, même s’il n’était pas catholique. Il était déiste, mais il n’a jamais permis que les églises de Rome, qui étaient très riches et assaillies par un peuple très pauvre, soient saccagées. Mazzini a empêché ces exactions – à son grand honneur – pour conserver le patrimoine artistique romain ; en Europe on prétendait le contraire, sous l’influence des paroisses, mais il y a un détail extraordinaire que j’aimerais vérifier, si mon ami Paolo, qui est passionné par l’histoire culturelle de cette période, accepte de faire une recherche pour confirmer l’exactitude de cette information : les églises romaines ont été vidés des confessionnaux, qui ont été brûlés sur le parvis de piazza San Pietro, car on pensait que ces meubles religieux ne servaient pas pour le culte, mais pour le contrôle des âmes. La libre pensée, celle des juifs et des francs-maçons – Nathan, premier maire de Rome, a été cité –, était arrivée à Rome. Cette double dimension, guelfe et gibeline, est donc inscrite dans Rome : il ne faut pas manquer de la mettre en évidence.
Je termine sur la question qui m’a beaucoup passionné qui est celle des arts.
Les arts : « artification » et « désartification »
On a beaucoup cité les nombreuses rencontres d’Italiques qui font souvent référence à l’histoire de l’art. On n’a pas parlé de Marinetti, qui avait demandé, en 1912, qu’on détruise les palais décadents de Venise pour remplir les canaux avec les briques et construire un grand terrain d’aviation : il a fait ce discours à Venise, mais il a été poursuivi par les Vénitiens à coups de bâtons, jusqu’à la gare. Au-delà de ces provocations, qui posent des questions fondamentales sur la nature de l’art et l’utilité du patrimoine, Marinetti – qui a certes été fasciste – fut aussi le premier traducteur de Mallarmé.
Je voudrais parler d’un exemple de la passion des Italiens pour les beaux arts. C’est vrai qu’on peut la mesurer par le nombre de visites dans les musées, mais pas seulement : il y a quelques années, on a découvert quatre têtes en pierre dans un canal de Livourne, la ville natale de Modigliani. Ces statues, ensevelies dans la vase, ont été attribuées à Modigliani. Cette attribution a fait débat en Italie, les spécialistes n’étant pas tous d’accord, jusqu’à ce que, dans ce contexte de polémique érudite, quatre étudiants de l’Académie des beaux arts ont déclaré avoir sculpté eux-mêmes ces têtes. Les historiens de l’art refusant de croire à ce canular, les jeunes gens exécutèrent de nouveau leur exploit en sculptant des têtes dans des blocs de pierre, en public, dans le style de Modigliani. Chaque fois qu’il y avait un match de foot à Livourne, les Italiens criaient pour encourager les joueurs, non pas « Livourne ! Livourne ! », mais « Modi ! Modi ! » Cet épisode, qui défraya longtemps la presse, est une preuve – que je trouve définitive – que les Italiens aiment l’art !
J’aimerais ajouter quelques mots sur le personnage curieux de Ricciotto Canudo, dont Paolo Carile a parlé en ouverture de cette rencontre, et Jean Gili à sa suite. Canudo m’a beaucoup intéressé car il a été l’instigateur de ce qu’on pourrait appeler « l’artification » du cinéma, c’est-à-dire la transformation du cinéma en un art, alors que cette technique, avant lui, n’était pas considérée comme telle. Canudo est l’inventeur du concept de « septième art ». À partir de cet exemple, il serait intéressant, à mon avis, de se demander comment, à Paris et à Rome, les deux cultures française et italienne ont travaillé à transformer en art ce qui, auparavant, ne l’était pas. L’art n’est pas éternel. Parfois c’est de l’art, et parfois pas. On se demande souvent « qu’est-ce que l’art ? », c’est une question ontologique, mais rarement on se demande « quand » et « comment » il apparaît, qui sont des questions beaucoup plus pragmatiques. Chaque époque a une conception particulière du beau et de la dimension artistique, et même du rapport à la beauté. Comment des pratiques artisanales sont-elles devenues des arts mineurs, et comment des arts mineurs sont-ils devenus des arts majeurs ? Est-ce que le cirque, est-ce que la magie sont de l’art ? J’aimerais dire que oui. Il y a eu un moment, aussi, où la photo n’était pas un art.
Où et à quel moment se produisent ces changements ? Paris est une grande ville « artificatrice », si je puis dire, un cas d’école pour l’étude de ce phénomène. Elle n’est peut-être plus une grande productrice d’œuvres d’art, mais elle est une grande ville pour la production d’art, dans le sens où elle a su, dans les dernières années, faire ce que les Italiens n’ont pas su faire – quoique Ricciotto Canudo soit venu là pour le dire – c’est-à-dire faire passer toute une série de pratiques qui autrefois avaient été disqualifiées, des pratiques artisanales ou techniques, dans la dimension de l’art.
Corrélativement il serait intéressant de considérer que la défense, ou la conservation, du patrimoine a été, d’une certaine façon, une « désartification », une négation de l’art : en transformant les arts, reflets d’une activité vivante, religieuse, magique, en patrimoine, on leur a fait perdre leur caractère artistique ; inversement, en donnant à d’autres pratiques manuelles ou esthétiques une reconnaissance esthétique et une fonction artistique, on les a transformées en arts.
Le journalisme et le théâtre : deux autres métaphores ?
Deux dernières remarques, sur le journalisme et ensuite sur le théâtre.
J’ai écouté avec intérêt les journalistes, mais ici je voudrais prendre la défense de la catégorie des professeurs : il y a une différence fondamentale entre l’information et la formation, entre la communication et la transmission. L’information exige l’immédiateté et la rapidité : elle veut que la nouvelle soit donnée au plus de monde possible, le plus rapidement possible. Nous, pauvres formateurs, qui nous réunissons ici pour échanger des idées, nous aimerions avoir beaucoup de temps – c’est pour cela que ma conclusion est longue – mais un petit espace, même s’il est aussi beau que ce lieu. Un petit espace et beaucoup de temps : c’est la formation. Et c’est le contraire du journalisme. J’ai beaucoup d’estime pour les journalistes, que je lis régulièrement, mais aujourd’hui j’ai compris qu’ils ne voient pas toujours la différence entre ces deux formes de communication, et je me réjouis que cette rencontre ait été une occasion de les mettre en relation.
On a parlé avec beaucoup d’enthousiasme de Dario Fo et de Strehler, et on les a opposés de manière tout à fait juste : Dario Fo c’est l’improvisation, c’est la commedia dell’arte. Strehler c’est le contraire : on a un texte, on le gratte jusqu’au bout et on le joue. Tous les jours ce sera le même texte. Je pensais à la musique, à Rossini et au free jazz : d’un côté, des partitions que l’on exécute ; de l’autre côté, pas de partitions, c’est un art que l’on invente au fur et à mesure qu’on le joue. Dario Fo est du côté du free jazz, où il n’y a pas de partition, alors que Strehler suit une partition.
Et si cette opposition n’était qu’une grande métaphore politique et sociale ? Et si la France avait représenté longtemps le modèle Strehler, celui d’une société bien organisée, structurée, centralisée où l’État était capable de réaliser des exécutions originales, mais centralisées, bien pensées, où l’on suit un modèle, où chacun lit sa partition ? Les Italiens au contraire se pensaient plutôt comme une société dans le genre de la commedia dell’arte. D’ailleurs, n’est-ce pas ce que les Français ont toujours pensé des Italiens, les voyant comme la commedia dell’arte qui faisait de l’improvisation ? Ainsi, dans le miroir, c’est un regard – biaisé – qui partait de Strehler et se dirigeait vers Dario Fo.
En effet, n’est-il pas temps de mettre un terme à cette opposition? La crise de l’État est, en Italie, endémique ; elle est croissante en France où, on le voit très bien, il y a de plus en plus un appauvrissement de l’organisation d’État, qui n’est pas dû à une faiblesse de l’État français mais à la confrontation avec une organisation de l’espace mondial tout à fait différente. Je me demande s’il ne serait pas nécessaire d’introduire un peu de « Romain » improvisé dans une bonne exécution musicale, et si on n’a pas trouvé dans le théâtre une bonne, et même une excellente métaphore sociale et politique : un peu plus de Fo dans Strehler, un peu plus de Strehler dans Fo… Est-ce qu’on va réussir cette créolisation ? Moi je l’espère de tout mon cœur.
- Cf. Paolo Fabbri, « La diversité des langues, une chance pour l’Europe » (États généraux du multilinguisme, Paris, 26 Septembre 2008) :
http ://www.paolofabbri.it/articoli/diversite_langues.html