Da: L’Abus monumental. Actes des Entretiens du patrimoine, a cura di Régis Debray, Fayard, 1999.
J’imagine, au cours de ce colloque, que l’on a renoncé à se demander: Qu’est-ce que c’est qu’un monument?» au profit de: «Quand est-ce qu’il y a du monument?» Cela nous permet, par exemple, de distinguer des lieux comme le mausolée de Lady Di, à côté d’ici, qui est un monument évidemment, et d’autres monuments qui n’en sont plus, dont je vais essayer de parler. Il y a un très joli terme en italien, un verbe, c’est monumentare, c’est-à-dire faire du monument, et je regrette qu’en français, à côté de «documentation», il n’y ait pas le mot de «monumentation» qui serait absolument indispensable.
La deuxième chose que je voudrais faire remarquer, c’est la notion de valeur d’«abus». L’abus est une valeur évidemment. A ce propos, je voudrais rappeler l’importance rhétorique du terme d’«abusion» qui est le terme technique par lequel on décrit – un mot difficile – la catachrèse, c’est-à-dire les figures rhétoriques par lesquelles on étend la référence d’un signe et sans en faire vraiment une métaphore parce qu’il n’y a pas de métaphore possible étant donné que le signe est indispensable à sa définition. C’est un peu comique, vous le verrez, c’est, par exemple, les ailes du moulin – il y a évidemment des ailes, mais il n’y a pas de référence à cette métaphore -, les jambes d’un compas – il n’a pas d’autres choses que deux jambes -, le col de la bouteille, les bras d’un fauteuil, etc. On dit de quelqu’un: «Je vais voir ta réponse», mais on ne voit pas les réponses, on les écoute. On appelle cela les «abusions». Ce sont les cas dans lesquels vous avez transfert de signification, mais où il n’y a pas d’alternative; il n’y a donc pas vraiment de métaphore.
Je vais parler de quelques monuments par «abusion», donc par déplacement de forme, mais où il n’y a pas vraiment de déplacement parce que la métaphore est la seule réalité, où il n’y a pas de référence à la métaphore elle-même.
Pour définir rapidement les monuments, je vais reprendre une phrase de Reinhart Koselleck, le grand historien allemand que vous connaissez sans doute, qui a effectué les plus belles recherches sur les monuments aux morts. Pour lui, «Le monument est ou bien signe ou bien signature optique des temps modernes». Je crois qu’il a raison de définir le monument par cette alternance. C’est en même temps un signe, un symbole, si vous voulez, mais, aussi, une signature. Je vais tenter de vous expliquer cette différence le plus simplement possible. Il est évident que c’est un texte souvent complexe, parfois volontiers artificieux, d’une éloquence souvent désuète – voilà une bonne définition du mot «monument» -, souvent plein de signifiés, mais tout à fait dépourvu de sens: on sait que cela veut dire quelque chose mais on ne sait pas vraiment quoi. Quelqu’un dans le colloque a dit une phrase qui m’a beaucoup plu: «Les usagers trouvent du sens dans les monuments, mais justement là où l’auteur ne l’a pas mis. Quand je suis arrivé la première fois à Maastricht, j’ai vu un grand monument, une grande statue d’un monsieur qui tenait à la main une flamme, mais une flamme véritable et non pas celle de la Statue de la Liberté. Je me suis dit qu’il s’agissait d’un défaut de symbolisation. C’était faux. C’était l’inventeur du gaz (rires dans la salle) qui se trouvait représenté ainsi à Maastricht.
On sait donc que le monument est un appareil à miroir, susceptible de se dégrader, un document ayant déjà subi cette dégradation, parce que, si le monument veut rappeler quelque chose, de l’autre côté, il ne faut pas oublier que le mot document vient de docere, c’est-à-dire apprendre quelque chose. Il y a donc eu dégradation du document avant, qui a perdu sa fonction d’apprendre, et maintenant, il y a le monument qui se dégrade en document et qui perd donc lui-même sa fonction d’apprendre.
Dans la mesure où tout le monde pense par prototypes et que, lorsque nous pensons ensemble aux monuments, on a besoin de penser à quelque chose, je vous propose d’imaginer l’Autel de la Patrie en Italie. Situé au bout de Via del Corso à Rome, cet énorme monument est appelé famillièrement en Italie «La machine à écrire». Aujourd’hui, il est parfaitement illisible: il est dépourvu de formes de monitorage – de là, vient le mot «monument». Les grandes cérémonies du royaume d’Italie, les grandes cérémonies du fascisme ayant disparu, ce monument sert actuellement de rond-point pour le trafic. C’est là, sa fonction immédiate. C’est comme si, chaque fois que le sens se vide, il y a du terre-plein qui circule. On tourne à vide autour de ce monument qui me servira comme point de repère.
Revenons maintenant à la question de la mnémotechnique, qui est tout à fait importante. On imagine toujours que la mnémotechnique et le théâtre de la mémoire forment ensemble des systèmes de représentation qui permettent de se rappeler quelque chose. C’est une erreur grave. Si vous relisez les traités de mnémotechnique, vous vous apercevrez qu’il s’agit des imagines agentes, c’est-à-dire des images agissantes. Le fondement de la mnémotechnique, c’était l’efficacité symbolique, et le théâtre de la mémoire n’était ni des dictionnaires, ni des encyclopédies; leur but était de produire – c’est très technique – des transformations alchimiques. Les mnémotechnies visaient une transformation de celui qui écoute. Il y a donc un monument, et seulement dans ce cas-là, s’il y a parabole ou allégorie – je prends les mots de Benjamin et sa discussion violente de la notion de symbolique comme sémiotique pure, c’est-à-dire comme représentation. L’allégorie n’est pas un symbole; elle a une capacité transformatrice parce que le texte dans lequel elle s’inscrit est un texte qui est porteur de valeur ou de disvaleur implicite. J’emprunte un nouvel exemple à Koselleck: les monuments aux morts de la guerre représentent toujours les vainqueurs, jamais les vaincus.
L’argumentation figurative du monument – le monument raisonne, c’est un texte complexe qui argumente et ses écritures ultimes – il y a beaucoup de monuments, d’un genre très curieux, qui représentent quelqu’un en train de dire ses dernières paroles, des mots ultimes, définitifs – ont donc une force élocutoire. Par son discours, par sa matière, il veut transformer. Il ne s’agit pas de forme, mais, comme l’a souligné Régis Debray en remarquant que, dans le mot «performance», il y a forme, ce sont des formes qui veulent changer les choses, les transformer. Il n’y a pas de mise en forme du monument mais, sa mise en performance.
Pour prendre un autre exemple, je dirais que le monument n’est pas un mémo, c’est un mémento. Il faut prendre cette affirmation avec beaucoup de sérieux. Le monument présente plus qu’il ne représente. Il «monstre». Il y a de la monstration plus qu’il ne démontre, etc. Son effet de sens est donc à mesurer avec son efficacité. Sinon il n’y a pas de monument, mais autre chose. Le monument doit «faire être» quelque chose – croyance, passion, catharsis, émotion -, il doit «faire faire» quelque chose. Le monument est factitif. J’en donnerais trois exemples portant sur les acteurs, sur les espaces et sur le temps. Le monument doit faire communauté, même imaginaire. C’est pour cela qu’il a été le grand instrument de la nation – cela paraît tout à fait banal – avec les signes artificiels et avec l’artificialité que recouvre la notion de nation construite. Vous savez très bien qu’il existe une bonne stratégie pour réaliser la communauté nationale; c’est le deuil. Les monuments aux morts sont donc excellents pour cela: on fait une communauté sur le deuil. Les grandes communautés, les grands monuments se fondent sur le deuil – enfin, pas tous, vous verrez. Il faut faire espace. François Barré a beaucoup insisté là-dessus et, je crois, il a tout à fait raison. Je voudrais rappeler que cet horrible monument qu’il y a à Rome, l’Altare della patria, l’Autel de la Patrie, qu’on appelle Il Vittoriano, est quand même un monument sans réel intérêt esthétique, mais qui a réarticulé la ville elle-même, en faisant partie d’un système bien étudié, du point de vue urbanistique, grâce à quoi la ville de Rome a réussi à tourner le dos au Vatican. C’est au XIXe siècle qu’on a élaboré d’une façon systématique une royauté laïque et anti-papale capable d’isoler le Vatican. Avant, la ville de Rome était axée sur Saint-Pierre. Depuis qu’il y a cette horreur au centre de la ville, la ville s’est détournée du Vatican et s’est imposée comme un lieu qui a structuré, du point de vue urbanistique, la ville. Les signes zéro peuvent donc être très efficaces, du point de vue de l’espace. Il faut surtout faire du temps, il faut articuler rétention et protention. Les monuments font la profondeur du temps, s’il y en a et quand on peut en avoir, ce qui ne paraît pas le cas aujourd’hui – mais on y reviendra.
Evidemment, pour «faire faire», pour «faire être», il ne s’agit pas de vérité. La vérité n’est pas bonne pour les actes d’élocution, elle n’est bonne que pour les constats, pour les représentations, pour les sémiotiques représentatives. Marc Guillaume a très bien dit: «Pour faire rester vivante une mythologie, elle doit être trompeuse». Cela me paraît très juste. Il y a une puissance du faux qui doit faire mentir le vrai. Voilà la fonction d’un monument: c’est l’idée que la politique est là non pas pour représenter la société, mais pour la transformer. Une politique qui ne veut pas transformer la société et se contenterait de la représenter n’est pas de la politique: dans ce cas, la société n’en a pas besoin.
Ce qui m’intéresse, ce que je voudrais souligner aujourd’hui, c’est un exemple parmi d’autres; l’invention de la tradition. On croit toujours que le XIXe siècle n’a pensé qu’à la modernité. C’est faux. Les travaux de Hobsbown démontrent au contraire que le XIXe siècle s’est beaucoup intéressé à l’invention de la tradition. Vous savez que la plupart des cérémonies de la monarchie anglaise, qui nous émeuvent tellement, ont été scrupuleusement inventées au XIXe siècle?
Je voudrais insister sur un cas d’invention de la tradition et tenter d’expliquer à partir de ce dernier comment on peut structurer le temps. Comme l’a dit Régis Debray, après le solfège théorique, il faudrait donner des exemples. L’exemple que je voudrais vous présenter est intéressant parce que c’est un cas dans lequel on ne supporte pas dans le monument de s’en tenir au symbole; on veut l’indice, pas de métaphore ou d’abusion; on veut de la métonymie, de la vérité ou partie de la vérité. Le monument est un monument artificiel qui se sert de la simulation de la réalité, du vrai pour essayer – dans ce cas – d’imposer son efficacité. Et tout cela n’est pas sans rapport, comme vous le verrez, avec l’histoire de l’architecture. Il s’agit, comme je l’ai annoncé, d’un tombeau; celui de Palladio à Vicence, lieu de fondation de l’architecture, s’il en est.
La construction de ce tombeau a fait l’objet de toute une série de recherches. C’est un fait social total, comme dirait Mauss, où il y a des savoirs, des passions et des intérêts que je n’ai pas le temps de développer ici. C’est aussi un document essentiel du passage du néoclassicisme au romantisme chez nous… Il fait donc partie d’une histoire particulière qu’illustre un groupe de monuments sépulcraux construits en terre de Venise à l’époque autrichienne. Il s’agit de l’église des Frari par Canova, le Palladio à Vicence, le tombeau du Titien, etc.
Vous vous dites: «C’est de l’histoire de l’art». Pas du tout! C’est la République de Venise qui, au début du siècle dernier, en 1801, a été offerte à l’Autriche par Napoléon. Avec cette annexion elle a donc essayé de retrouver une identité politique sous le mode de l’art. N’oubliez pas que, quand vous lisez l’histoire de l’art italien, vous lisez politique. En 1845, Palladio. En 1848, insurrection de Venise contre les Autrichiens. La ville est, après, prise à nouveau par les Autrichiens. En 1856, Palladio. En 1866, guerre et rattachement de Venise à l’Italie. Mais ne croyez pas que les Vénitiens ont oublié. La Ligua Veneta, un groupe armé, a occupé récemment le clocher de Saint-Marc pour défendre l’indépendance de Venise. Donc, première remarque: construction d’une identité nationale à travers l’histoire de l’art.
Deuxième remarque: stratégie touristique – on revient à mon exemple. Il s’agissait de restructurer la ville. On n’y a pas réussi. En Italie, on n’arrive pas souvent à faire des réformes. On a donc placé ce tombeau de Palladio dans le cimetière de Malacarne, qui est un magnifique cimetière. On a donc abandonné pas mal de projets fort beaux, y compris le projet de faire un tombeau en forme de rotonda de Palladio. Le cercle était incompatible avec le cadran du cimetière. On a donc donné la possibilité de faire ce très vilain monument à un monsieur qui s’appelle un peu comme moi: il s’appelle Fabrice – je n’en suis pas responsable.
Quand on regarde ce monument, on y voit évidemment Palladio, avec un air sérieux, qui ressemble, comme l’a fait remarquer Régis Debray, considérablement à Garibaldi – on ne connaissait pas les traits physiques de Palladio. Il est couronné par un génie. En bas, deux dames fort sympathiques sont représentées. A gauche, c’est la ville de Vicence; à droite, c’est l’histoire de l’architecture. En réalité, ce tombeau est une théorie véritable de l’architecture.
Sur la frise du tombeau qui se trouve en dessous de Palladio on peut voir, à gauche, un homme: c’est le marquis Velo qui a financé la construction du monument. Il était archéologue et on le voit, dans les thermes de Caracalla, sortir des statues et des colonnes anciennes.
Et ça, c’est ce qui se trouve dans les mains de l’histoire de l’architecture, c’est-à-dire le passage, en bon style vitruvien, de la cabane jusqu’à la rotonda de Palladio. C’est l’histoire de l’architecture qui se présente à vous sous le mode d’une théorie néoclassique. Les monuments sont toujours plus compliqués qu’on ne le croit. Celui-là articule une véritable théorie de l’architecture. Il y a, d’un côté, les excavations archéologiques et, de l’autre côté, de la cabane à la rotonda, l’histoire de l’art et de l’architecture. Mais, si l’on considère maintenant la question de la signature, on constate que là, on était dans les signes, dans les signes efficaces. On a longtemps discuté pour savoir s’il fallait mettre tout simplement un buste ou une statue de Palladio, mais on a décidé de faire autre chose. Il faut décider de mettre la chose elle-même. Voilà l’abusion. Vous savez que, dans les pyramides de Canova, on trouve le coeur de Canova, qui a été transporté avec beaucoup d’importance. Dans les Frari, on a essayé de retrouver le corps du Titien, qui avait évidemment disparu dans l’épidémie et qu’on n’a pas retrouvé. Ici, en revanche, on a le corps de Palladio. Voilà comment on l’a retrouvé. Une équipe de chercheurs a trouvé dans une église de Vicenza un tombeau où il y avait écrit «Palladio della Valle». On a pensé que c’était celui-là. On s’était évidemment trompé, mais ce n’est pas bien grave. On a ouvert et on a trouvé énormément d’ossements. Finalement, ces chercheurs – il y avait les premiers biographes sérieux, scientifiques de Palladio; il y avait des médecins excellents, notamment celui qui avait donné en 1836 l’ensemble des dessins de Palladio; il y avait des gens sérieux. – ont pris un crâne très beau, très grand, très lisse et ont dit: «Questo è la testa di Palladio», acte performatif par lequel ils ont dû, après, faire un choix précis d’ossements proportionnels à cette tête vraiment imposante, ce qui a fait que vous avez maintenant le corps de Palladio lui-même comme signature optique et efficace de son existence dans ces lieux. C’est d’autant plus amusant que M. Todeschini, à l’époque, avait sorti quelques documents pour prouver que ce n’était pas Palladio du tout. Et c’est la même personne, à laquelle on peut prêter grande foi parce que c’est lui qui avait démontré que Roméo et Juliette n’avaient pas vécu à Vérone et que la maison de Vérone que vous visitez actuellement n’est pas du tout la maison de Roméo et Juliette, que c’est une fiction littéraire. Ce n’est pas bien grave. Il y a eu transport et inhumation publique malgré tout. Et parce que les passions et les intérêts sont toujours plus forts, nous continuons à regarder Palladio et à visiter la maison de Roméo et Juliette. Merleau-Ponty disait que «la réalité est une hallucination réussie». Eh bien, dans ce cas-là, le monument réussit sa réalité. C’est ce que je voulais prouver. Les documents n’ont jamais rien pu contre ces monuments.
Je voudrais ajouter un détail aux débats autour de Palladio; M. Salvatico a prononcé à l’Accademia d’un teatro olimpico bâti par Palladio – dont il en a été membre pendant longtemps – un discours pour Palladio contre les néoclassiques. C’est le moment où s’écroule le style palladien. Pour Salvatico, l’influence de Ruskin s’étend en Italie au moment où ce monument à Palladio signale la fin du palladianisme en architecture. Ironie de l’histoire et hétérogenèse du but, aurait dit mon ami Machiavel.
Je concluerais mon propos par deux questions. Tout d’abord en posant, la question de l’abusion. Tout monument rêve non pas d’être signe, mais de laisser un signe, dans tous les sens du terme; c’est-à-dire de laisser un signe dans le sens de laisser une trace mais, de l’autre côté, de prescrire le sens, de l’imposer comme s’il était vrai, comme s’il était réel et, par ce biais-là, efficace. Mais aujourd’hui, il doit faire le contraire avec la simulation généralisée l’usure du sens à laquelle il est exposé. Il y a des valeurs d’abus, des valeurs d’usure du sens. Notre époque est dans une situation tout à fait évidente: fadie de la valeur, microscopie des récits, simulation, relâchement de l’attention historique, protention, rétention de l’histoire. Il n’y a pas véritablement, comme on le croit, ablation de la mémoire. On n’a jamais vu autant de documents. Il y a eu rupture du contrat monumental – pour qu’il y ait le monument, il doit y avoir contrat quelque part -, avec deux effets paradoxaux: le premier, l’herméneutique incessante, d’un côté, et de l’autre côté, les effets de comédie.
Commençons par l’herméneutique. La première herméneutique sur le monument est intrinsèque: on ne cesse de remanier le monument. Les monuments dont nous croyons qu’ils sont à conserver n’ont pas arrêté d’être modifiés. Je vous donne un exemple: l’Autel de la Patrie en Italie, tel que vous le voyez, il est là, il est évident, il pourrait être restauré – personne n’y pense. Il a été construit entre 1886 et 1911, puis a été remanié sous l’époque fasciste entre 1920 et 1936. Transformation de l’architecture, transformation des correctifs. Je vous donne quelques exemples. Il y avait au début Garibaldi et Mazzini. Disparus! On a mis à leur place des armées importantes avec un nombre considérable de chevaliers. Disparus! On a mis des lions à leur place. Disparus! A la place des lions, vous trouvez actuellement la Politique, la Philosophie, la Guerre et la Révolution. Heureux ceux qui sont capables de les reconnaître.
Il y a aussi des herméneutiques intrinsèques, des formes d’iconologie diverses, des graffiti. Par exemple, l’Autel de la Patrie en Italie a été l’objet d’attentats politiques et criminels tout à fait actifs. La mafia a fait des attentats. Vous savez, la mafia a une très haute opinion des monuments historiques en Italie. Elle les considère comme ses propres otages, elle menace très souvent l’Etat en perpétrant parfois des attentats contre les monuments qui fonctionnent comme des herméneutiques implicites – enfin explicites, à vrai dire. L’Autel de la Patrie, par exemple, on y a mis une bombe en 1969; de 1969 à 1997, il a été fermé au public. On vient de le réouvrir. Vous voyez que ce sont des interventions efficaces.
Cependant, on ne comprend plus rien dans ces monuments. Ce sont des signes zéro. Borgès disait très bien «des solécismes de bronze». Je trouve cette phrase de bronze elle-même. Ce sont des hiéroglyphes de la valeur – permettez-moi une citation que je n’expliciterai pas. La valeur a disparu. Elle ressemble beaucoup plus à Chirico où les monuments au centre du tableau comptent plus pour leur ombre que pour leur image. Bien! Il y a une hémorragie de substance – on ne sait plus pourquoi on a choisi la marque, quelle marque -, hémorragie de formes, une esthétisation généralisée qui se substitue au fait. En sorte qu’on ne sait plus si c’est la statue de la politique, de la philosophie, de la guerre ou de la révolution, mais on dit: «C’est une belle statue». De l’autre côté, il y a aussi une hémorragie des formes de contenu, c’est-à-dire de sémantique, c’est-à-dire encore la perte de connaissances culturelles articulées. L’argumentation figurative s’en va, il n’y a pas de perlocution, pas d’efficacité symbolique, pas de cérémonialité. Il reste, comme disait Régis Debray, des vestiges qui vivent non pas par performation, mais par proformes. L’Autel de la Patrie en Italie – auquel j’ai consacré récemment un livre -, c’est une colline de marbre. A quoi est-il exposé? Il est exposé à toute activité esthétique dans le genre objet trouvé. Christo, c’est quoi? C’est l’objet trouvé. On prend ces choses qui n’ont aucun sens, on les replace autrement. Donc, l’esthétique de l’objet trouvé est tout à fait intéressante. Ou bien, ils deviennent des supports panoramiques. On disait de la Tour Eiffel, à l’époque où on ne l’aimait pas, que c’était le plus bel endroit du pays parce que c’était l’endroit d’où on ne la voyait pas, parce que, si on montait pour regarder le panorama, on ne voyait pas la Tour Eiffel. Maintenant que l’on a réouvert l’Autel de la Patrie, on aura cette possibilité d’avoir une belle vision de Rome et de ne pas voir le lieu dans lequel on se trouve. Ou bien, on fait perdre des usages comme le squatting, par exemple. Je cite l’immortel Gavroche dans le ventre de son éléphant dans le livre de Victor Hugo. Vous savez que l’activité de squatting d’un monument est une des plus intéressantes.
Donc, le crâne. C’est le dernier point évidemment sur lequel je vais intervenir. L’accélération du temps, la création de ce que François Barré a appelé au début «l’espace imaginaire». Nous sommes désormais dans un espace public qui est devenu un espace imaginaire, c’est vrai. Le crâne de Palladio nous indique quelque chose, il nous renseigne sur la naturelle réversibilité du signe. Si vous entrez dans le symbole, il change évidemment de signification. La chose elle-même, c’est pour cela qu’on la veut parce qu’elle n’a de sens qu’elle-même. En revanche, un signe, on peut toujours l’inverser par antiphrase, par abusion, comme on veut. Il n’y a donc pas que le monument avec son discours dogmatique – regardez les images -, solennel, sérieux qui se prête naturellement à l’antiphrase, au détournement, à la parodie. Etant donné qu’il a perdu son sens, étant donné qu’on ne le reconnaît plus, il nous est comme une langue étrangère que nous n’arrivons pas à traduire. Il nous arrive exactement ce qui se passe à tout étranger, moi compris. Les étrangers rient de choses dont les autochtones ne rient pas et, à l’inverse, ne rient pas des choses qui font rire ces derniers. Alors, il nous arrive parfois de rire des monuments, parce que nous ne connaissons pas cette langue étrangère. C’est ce qu’ont bien compris les artistes. Je pense à Boltanski, notamment, avec ses monuments immatériaux qui sont faits d’habits, de noms propres. Vous savez qu’il avait fait un projet pour le monument de l’Holocauste à Berlin. Dans ce projet, il fallait tout simplement entrer dans ce monument où l’on découvrait les noms des victimes de l’Holocauste. C’était l’idée du monument. En même temps, il est évident que cette stratégie, qui est une stratégie parce que les gens sont concernés, possède une force élocutoire extraordinaire qui peut être aussi cathartique: elle abolit par son geste ironiquement le monument.
Qu’est-ce qu’une comédie monumentale? J’ai retrouvé chez Aristophane le terme de «para tragédie», qui veut dire tragédie, mais qui, dans ce cas, est utilisé d’une façon ironique. En italien, quand on dit «monument national», à la différence du Japon, on trouve que c’est ironique. Si vous dites de quelqu’un qu’il est monument national, cela veut dire vraiment que c’est quelqu’un qui a une très haute opinion de lui-même. L’Italie a tellement de monuments! Saviez-vous que le monument le plus vendu au monde est le Colisée? Chez nous, on a fait des statistiques précises sur le nombre de personnes qui ont été trompées et qui ont acheté le Colisée à Rome – il s’agit surtout de touristes américains. Il faut donc être attentif aux jeux de passe, aux accidents, aux recyclages – c’est cela qui nous passionne aujourd’hui dans les monuments – et voir ce qui leur arrive. Ainsi, à Palerme, on a bâti un énorme monument, un très grand objet en fer anonyme sur lequel est écrit, en très petit, «monument aux victimes de la mafia»; mais, de façon habituelle, on se réfère à lui en disant: «C’est le monument à la mafia». Naturellement! – ce qui n’est peut-être pas faux. (Rires dans la salle.) Tout est donc monument.
Le problème (de) du recyclage (serait) est également intéressant. Si vous entrez, par exemple, aujourd’hui au Musée historique de Berlin, vous aurez l’étonnante surprise de voir un bronze de 3 mètres et demi (de) représentant Lénine. Si vous lisez son histoire, elle est fascinante: il a été pris par les Allemands à Pouchkine, (il a été) qui l’ont ramené à Eylau en Allemagne. Là, les Américains sont arrivés, (et) puis les Russes (après). Les habitants de la ville ont dit: «Nous avons formé des groupes de résistants pour sauver de la fusion la statue de Lénine.»- ce qui est tout à fait faux. Evidemment, la ville a été épargnée du pillage, avant tout, et deuxièmement, elle est devenue la ville où s’est articulée l’identité politique de l’Allemagne de l’Est, de la DDR. Evidemment, on voulait détruire cette statue, mais le Musée de Berlin a en décidé autrement en la faisant entrée dans ses collections.
Il y a beaucoup de choses à regarder sur les monuments. C’est une source inépuisable. Perec a décrit dans un livre un petit cendrier en forme de monument et il a consacré une bonne partie du livre à le décrire. Il est devenu monumental, ce monument du cendrier.
Le projet de Neno démontre le même humour. Ce grand architecte italien avait le projet de transformer l’Autel de la Patrie en une ruine moderne. Il a proposé de le détruire et de l’intégrer aux anciennes ruines qu’il avait lui-même «créées» à côté. C’était une idée de Freud. «L’inconscient, disait-il, est comme une pierre romaine.»
Après la reconnaissance génétique par laquelle, aux Etats-Unis, on a découvert qui était le soldat inconnu – et vous savez que, à l’Autel de la Patrie en Italie, il y a aussi un soldat inconnu -, moi, je demande ici officiellement la vérification du crâne de Palladio.
Pour conclure enfin, je me demande jusqu’à quand pourra-t-on ironiser de la sorte? C’est une question que Régis Debray avait posée. Est-ce qu’on peut en voir la fin? Il disait que c’était possible grâce à la réversibilité des signes. Quelles sont les conditions d’acteurs? Quelles sont les conditions d’espace, qui permettraient d’échapper à cette comédie? On ne sait pas. Mais il y a des signes, y compris ici, que nous cherchons. Je fais une hypothèse sur le temps. Hannah Arendt a dit qu’il y a pouvoir s’il y a capacité de promesse et de pardon, c’est-à-dire de futur, de projet et d’amnistie. Pour sortir de ce «sur-place temporel», qui nous caractérise – passer du présent au présent, mais bouleversé -, il y a la nécessité d’un projet, d’une prétention à choisir son propre passé. C’est le mouvement de Benjamin: choisir le futur; à ce moment-là, retourner dans le passé, choisir le passé et, après, revenir au présent. Pour ce faire, il faut faire quelque chose dont nos gouvernements ne paraissent pas capables: réinventer le réel, comme dans le cas de Palladio, en réinventant une histoire de l’architecture capable d’intégrer l’image, comme on l’a suggéré. Il y a des monuments-lumière, comme à Las Vegas par exemple. Et dixit Venturi. Il faut avoir le courage de détruire des monuments. Marinetti, au début de ce siècle, avait dit: «Suffit avec Venise! On détruit tout et on fait un champ d’aviation». Ou bien, il faudrait en construire d’autres. Vous savez, Palladio, lui, il n’a pas hésité: quand il fallait faire son grand monument à la bataille de Lépante à Vicence, il a détruit les loges du Titien, qui lui en veut encore probablement. Autrement, ce qui nous restera, ce n’est pas cet effet de paralysie qu’exerce le monument. Avant, c’était le monument qui nous médusait. Aujourd’hui, c’est nous qui le médusons en le regardant dans des directions qu’il ne voudrait pas. Si nous ne sommes pas capables de promesses et de pardon, nous allons patauger sans amnistie dans un passé dont nous ne saurons pas sortir – la France l’a éprouvé à ses dépens – et sans pouvoir construire un futur. Le monument sera étymologiquement un monstre, mais il aura un masque neutre.