Da: AA.VV., Eco in fabula. Umberto Eco nelle scienze umane, a cura di F. Musarra et al., Leuven Univ. Press. Lovanio, F. Cesati ed., Firenze, 2002, pp. 45-55.
J’aurais voulu parler de l’interprétation d’un rêve, ou plutôt du texte d’Umberto Eco dont le titre à mon avis devrait être L’interprétation d’un rêve (L’interpretazione di un sogno). Umberto Eco a écrit cet article, et il s’agissait en effet – il ne savait pas qu’il l’avait écrit comme ça et il faut le lui dire maintenant – de «l’interpretazione del sogno di un segno», c’est-à-dire l’interprétation du rêve d’un signe. Il s’agit évidemment du miroir, ce qui est bel et bien l’objet le plus rabâché du monde. J’aurais voulu commencer par quelque chose de très noble, par exemple le Richard II de Shakespeare («give me that glass and therin will I read») mais je vais commencer par une citation sérieuse provenant de Kant et l’ornithorynque, plus en particulier du chapitre VI, sur l’iconisme. Je vais considérer les paragraphes 11 et 12 de Kant et l’ornithorynque, consacrés respectivement aux prothèses et aux miroirs (en fait, le titre du paragraphe 12 est Ancora sugli specchi, Encore sur les miroirs). Eco avait déjà parlé de ce sujet, surtout en 1985, dans l’article Sugli specchi. Il y revient, presque quinze ans plus tard, avec beaucoup d’attention et avec quelques petites modifications. C’est donc un de ses thèmes préférés, et j’oserais même formuler l’hypothèse que cette préférence ne soit pas sans rapport avec le lien entre le nom «Eco» et la question du miroir: vous connaissez le mythe de Narcisse. Or, je ne veux pas accuser Eco de narcissisme, mais on ne peut pas ne pas constater qu’Eco s’appelle Eco, et qu’il y a un “Eco visuel”, duquel je voudrais parler maintenant. Il y a des précédents intéressants dans la tradition; dans l’iconologie du Ripa, «la perfetta orazione e la scienza» ont toujours un miroir à la main. Ripa dit que «l’orazione perfetta» doit garder une image dans sa main parce qu’on voit dans le miroir des images qui ne sont pas réelles, mais notre esprit se donne beaucoup de mal – je simplifie – pour partir des événements et arriver à l’abstraction. Dès lors, le miroir est toujours dans les mains de celui qui veut s’occuper de la science, de la science des signes, et, de l’autre côté, d’une «orazione perfetta».
Dans son essai, Umberto Eco utilise le miroir avant tout comme rétroviseur: il considère la théorie de la sémiotique à partir du miroir, et évoque le débat du début des années ’70 sur la question des images. Au cours de ce débat, on discutait «about Mickey Mouse» en se servant des termes du Cratyle platonicien, et on arrivait à affirmer que si les images ressemblaient aux choses, cette ressemblance était une construction culturelle, réglée par nombre de contraintes culturelles. Pour le Eco de 1999, cette position semble par trop relativiste, mais l’adversaire pour sa part était peut-être trop naturaliste. Or, selon Eco il convient de rouvrir le débat à la lumière des expériences que la sémiotique a accumulées entre-temps – la sémiotique de Pierce, la réflexion sur la Likeness, le dépassement d’une sémiologie linguistisante, la réintroduction des concepts d’icone et d’indice, la discussion de la notion de symbole, et ainsi de suite. Mais – ajoute-t-il de façon très judicieuse – il ne faut pas pour autant renoncer forcément aux hypothèses initiales. Il suffit de déplacer le fond de la question, qui a trait à la nature du miroir: est-ce que l’image ressemble vraiment aux choses? Et d’un autre côté: comment y a-t-il une construction culturelle – c’est-à-dire relative – du front culturel de l’image. En fait, Eco se sert ici de l’hypothèse du miroir pour reconstruire l’histoire de la sémiotique; il s’agit d’une perspective particulièrement intéressante, et s’il est vrai que l’on peut très bien s’imaginer un autre type d’histoire sémiotique, Eco a eu raison de revenir sur les questions de l’image et du miroir à la lumière des développements sémiotiques des années 80 et 90.
En outre, il intègre dans son approche toute une série de concepts nouveaux retenus utiles pour expliquer le fonctionnement des images, et en particulier de certains types d’images, entre autres le miroir. Comme les astronomes se servent de téléscopes et miroirs pour observer le ciel, le sémioticien Umberto Eco lance son miroir dans l’espace du signe pour voir ce qui se passe. Et le premier concept qu’il introduit est celui de «prothèse», concept avec lequel il indique tout instrument qui a la fonction de prolonger de façon différente (la typologie en question parle de système «intrusif», «magnifìcatif», etc.) la fonction des organes humains. Dans le cadre de ce concept de prothèse, il introduit la question du miroir. Et d’une certaine façon, la position d’Eco dans ce discours ressemble à cette image d’Escher où l’on voit une main qui tient un miroir en forme de boule; Escher se trouve dans la boule, mais, en même temps, parce qu’elle est convexe, la boule réunit toute la pièce à l’intérieur de l’image elle-même. Or, j’ai l’impression qu’Eco, dans son discours sur les miroirs, fasse plus ou moins la même chose: dans son texte, on retrouve beaucoup d’Umberto Eco (un Eco pour ainsi dire “autobiographique”), mais en même temps on y trouve une réduction générale de toutes les réflexions possibles sur la relation entre le réel et sa représentation, sur la notion du signe, sur le seuil entre le présémiotique et le sémiotique, et ainsi de suite. Au fond, non seulement Eco utilise la notion de miroir comme fondement d’une sémiotique visuelle, mais il s’en sert aussi comme d’un opérateur conceptuel (une «prothèse») pour construire le fondement même de la sémiotique, en se demandant comment on peut établir la limite entre, d’une part, la réalité telle qu’elle est (hors du signe, pré-sémiotique) et, d’autre part, ce qui relève du signe.
A ce propos, il pratique deux petits Gedankenexperimenten bien amusants. Dans le premier, il se place tout simplement devant son miroir chez lui, conscient que c’est un miroir. Cette image d’Eco qui se regarde dans le miroir est très allégorique. Il s’agit d’un face à face avec le miroir lui-même, et il part de cette situation pour construire un système de réflexions – voilà le Gedankenexperiment – dans lequel il développe cette idée de la sémiotique (une idée à mon avis tout à fait heureuse) de traiter du savoir ancien comme d’un savoir actuel, ou, en tout cas, de traiter l’actuel comme si s’était l’ancien.
Le deuxième Gedankenexperiment est d’utiliser ce qu’il appelle un autre système «para-spéculaire»: la télévision, plus précisément la télévision à circuit fermé qui a pour Eco une structure de miroir. Dans un jeu de miroirs dans lequel l’un renvoie à l’autre, si on obtient un nombre impair, on finira par voir quelque chose d’autre, y compris soi-même comme un autre – comme à la télévision. Nous pouvons garder le maximum de confiance en la télévision, pour la raison très simple que la télévision est un miroir, mais un miroir dans lequel on peut se voir non pas nécessairement face à face, mais éventuellement par derrière. Et voici la deuxième image dans laquelle Eco se regarde dans un miroir: le miroir de la télévision, c’est-à-dire un miroir dans lequel il peut se voir même par derrière. Dès lors, avec une chaîne dissymétrique de miroirs on obtient de la télévision indirecte, à circuit fermé, à caractère spéculaire. On n’est pas comme au cinéma ou devant une photo, où les images sont imprimées sur quelque chose. Cette télévision à circuit fermé nous permet de nous voir non seulement en face, mais éventuellement de l’autre côté et par derrière.
Eco commence sa réflexion à partir de l’affirmation que le miroir n’est pas un signe, mais un phénomène pré-sémiotique, Après avoir dressé une liste des caractéristiques fondamentales du signe, il constate que le miroir ne correspond à aucune des définitions du signe. Ainsi, par exemple, un signe est toujours in abstentia, et comme le miroir est toujours in praesentia, il ne peut pas être un signe. Un miroir ne peut pas mentir, il est là, il est tel que vous le voyez, tandis que les signes peuvent mentir.
L’aspect le plus intéressant de l’argumentation d’Eco, dont je voudrais m’occuper ici, a plutôt trait à cette tautologie fondatrice, à cette idée que le miroir ne traduit rien, que “miroir” est pour ainsi dire un nom propre encore plus propre que propre, que le miroir est le désignateur le plus rigide, le double le plus absolu; dès lors, le miroir offrirait une sorte de reproduction immédiate de la perception: on perçoit directement, et ce que l’on perçoit correspond exactement à ce que l’on voit. Cette reproduction immédiate est un phénomène qui précède l’activité d’interprétation.
Or, cette tautologie du miroir pose de nombreux problèmes: une question fondamentale concerne le fait qu’au niveau pragmatique on peut utiliser ce miroir de façon curieuse. Parfois – dans le cas d’un miroir sal, ou d’un miroir déformant – on doit intégrer par des surrogations spéciales l’image spéculaire que nous voyons, mais de telles interventions pragmatiques particulières n’empêchent pas qu’il y a une vérité essentielle, qui consiste dans le fait que ce que j’ai devant moi est incontestablement une image de moi-même. Tout ce que je pourrais dire se situe dès lors après cette constatation fondamentale d’avore une image de moi-même devant moi. Voilà l’exemple que donne Eco: je me vois dans un miroir déformant, je vois une image déformée – tordu, les jambes plus courtes, la tête plus large etc. – mais je sais quand même qu’il s’agit de moi; il y a une distorsion du miroir que je peux facilement corriger pour retrouver l’image de moi-même. La question est intéressante, parce qu’Eco s’intéresse, dans le cas du miroir, à la pragmatique de cette activité de surrogation. Mais qu’en est-il du sémantisme? La question doit être posée: s’agit il d’un signe? Pour Eco, on le sait, le signe du miroir n’est pas un signe.
On peut formuler plusieurs remarques à propos de ce Gedankenexperiment: un miroir sal peut par exemple créer des problèmes considérables: il se peut que l’on n’arrive pas à percevoir l’image à cause de la saleté. Si c’est un miroir avec un reflet, vous n’arrivez pas en même temps à voir le dedans et le dehors. Nonobstant ces questions de stéréoptique, l’analyse d’Eco présente tout de même des qualités considérables, vu qu’elle permet de faire des découvertes assez curieuses. La première est d’ordre psychologique; une autre renvoie à la question de la déductibilité des images à partir du miroir lui-même: c’est le problème d’inversion. Eco se retrouve devant une vieille tradition selon la quelle l’image que l’on voit dans le miroir est inversée. A ce propos, la réplique d’Eco est très nette: si l’on avance la main droite vers le miroir, on touchera la main droite dans le miroir; ergo: la théorie de l’inversion est fausse. Et Umberto Eco a raison – non seulement: même dans les cas d’inversion en profondeur, Eco arrive à une conclusion tout à fait intéressante, qui dépasse même son hypothèse initiale: dans le miroir que l’on croit inversé, ce n’est pas nous qui regardons le miroir, mais c’est le miroir qui regarde nous. Dès lors, le miroir n’inverse rien; l’inversion est due au faut que nous regardons de l’autre côté. L’histoire de la peinture connaît par trop bien le problème de la perspective inversée, quand la perspective se trouve dans le tableau et l’on regarde à travers le tableau.
A mon avis, la position d’Eco est tout à fait condivisible, et implique des avantages considérables. En fait, nous ne regardons pas le miroir, mais nous nous regardons à partir du miroir. Nous pouvons nous «débrayer» dans le miroir lui-même et puis nous regarder à partir du miroir. C’est à partir de cette constatation qu’Umberto Eco formule plusieurs hypothèses sur le redoublement, sur la possibilité d’entrer en relation directe avec les choses, sur un éventuel rapport spéculaire entre le discours et les choses, qui ne passe pas par le biais de la signification, et ainsi de suite. Puis Umberto Eco se sert du miroir comme d’un opérateur pour réduire les images. Comme l’a démontré Jacques Fontanille dans sa conférence sur la polysensorialité1, il existe ce que l’on appelle des types d’images différentes, qui du point de vue sensoriel n’ont pas le même lien les unes avec les autres. A ce propos Eco fait un exemple: la photo et le cinéma s’impriment, s’objectivent, ne sont pas immédiats, c’est-à-dire in praesentia, tandis que la télévision est directe. Cette hypothèse, qu’elle soit fausse ou vraie, est certainement intéressante, parce qu’elle permet de réduire l’image en se basant sur d’autres critères; et à une époque comme la nòtre, où l’on a tendance à décrire l’histoire des médias comme l’histoire de leur apparition progressive, le fait d’avoir une idée claire sur les qualités sémiotiques de l’image et de leur classification est sans doute un atout important.
Dans la première version de son essai, Eco avait inséré d’autres types de phénomènes – les mirages, les arcs-en-ciel, et d’autres encore – qu’il a classés tous comme des «miroirs» car on ne pouvait les voir qu’in praesentia. En effet, la ligne d’horizon, les mirages, les arcs-en-ciel ne sont là que parce que celui qui les observe est là, in praesentia, et si l’observateur se déplace, les phénomènes se déplacent avec lui.
Lorsque Umberto Eco dit que le miroir n’est pas un signe, même pas un signe du type de l’indice, il aborde une question très importante. A mon avis, si le miroir n’est pas un signe, c’est parce qu’il n’est pas un nom, même pas un nom désignateur rigide, un nom propre absolu. A mon avis, le miroir est un pronom, et je dirais même plus: il est le prototype du mécanisme de l’énonciation elle-même. Nous nous retrouvons devant le miroir à une sorte de degré zéro minimal du mécanisme d’énonciation. Nous sommes devant quelque chose qui est un tu, qui nous dit tu. Dès lors, notre rapport avec le miroir prend la forme d’une relation je-tu. Rien d’étonnant donc qu’il n’y ait pas de signification au sens trivial, rien d’important non plus qu’il y ait des vérités au sens trivial. Il s’agit d’une hypothèse qu’on est tenté de développer, mais qu’Eco lui-même a forcée, vu qu’il se libère de tant de questions qu’il finit par se trouver le dos à la question. Souvenons-nous de l’exemple qu’Eco mentionne à la note 16 du chapitre finale (p. 418): si l’on dessine un cylindre et puis une autre forme géométrique qui a des angles («spigoli»), on s’apercevra que dans le cas du cylindre, le dessin n’a aucun angle qui correspond à ce bord, tandis que dans le cas de la figure à angles, le bord est toujours constitué par cette même ligne. Dans le cas du cylindre, la ligne indique tout simplement que l’on se trouve en face de la ligne à ce point-là, et si l’on se déplace, on ne voit apparaitre aucun angle. Dans le cas de la figure à angles, la même ligne correspond à un angle réel, et si l’on passe pour ainsi dire de l’autre côté, on passe effectivement de l’autre côte. Conclusion: le référent de cette ligne peut représenter un angle, comme dans la figure géométrique, mais dans d’autres cas, comme dans celui d’un cylindre, la ligne ne correspond à aucun angle réel. Voilà donc un petit problème: on se trouve devant une ligne qui de temps en temps est signe de l’angle auquel elle correspond dans le réel, mais de temps en temps elle ne l’est pas. Elle est tout simplement, comme l’horizon, une ligne hypothétique, et si l’observateur change de position cette ligne résiste.
Passons maintenant à une question plus sérieuse: après avoir affermé que le miroir n’est pas un signe, Eco se trouve devant une difficulté: pourquoi l’humanité, nous compris (sauf Eco?), est-elle tellement hantée par l’obsession du miroir en tant qu’objet ayant des significations absolument prodigieuses? Comme l’a dit Eco lui-même, le miroir est le rêve d’un signe, «il sogno di un segno»: illusion, mais aussi obssession. Pourquoi, comme le dit Eco, les miroirs nous font-ils perdre la tête? Quelle est la magie du miroir? Pourquoi dans toute l’histoire – même de la pensée philosophique -, par exemple à la fin de l’Antiquité tardive, voit-on très bien que le miroir était pensé comme un véritable traducteur? Pourquoi Jurij Lotman a-t-il déclaré que le rêve est le «géniteur» de tout le procès sémiotique (il dit le «père», mais «géniteur» me paraît politiquement plus correct du point de vue sémiotique)? Pourquoi parle-t-on toujours, en parlant du signe, de spéculation, de réflexion? Dans le miroir on peut regarder soi-même, ou l’on peut regarder le monde. Ce que l’on voit peut être faux – on a l’illusion de soi-même – mais quand on regarde le monde, le miroir est fidèle. Comment résoudre ce paradoxe? A mon avis, il faut rendre compte de la justesse des intuitions d’Eco et en même temps du fait que le miroir est le lieu privilégié de la manifestation sémiotique. Donc, prenons le miroir d’Eco comme un miroir frontal, comme font les dentistes, par exemple, pour pouvoir grimper sur le miroir. Utilisons donc le miroir non pas comme un rétroviseur, mais comme un déflecteur. A ce point, il faut postuler une instance de substance, relative aux problèmes de propriété sensible du miroir, et une instance d’énonciation, qui concerne en revanche le problème de l’apparition du miroir lui-même2. A propos de l’identité de la substance, il se pose tout d’abord la question du découpage opéré sur le monde: parfois on a l’impression qu’Umberto Eco affirme que nous percevons le monde comme une figure dans laquelle le miroir n’est rien d’autre qu’une impression, une impression privée de signification et qui se présente à nous sans aucune activité de notre part: on subit le miroir, si j’ose dire. Or, on pourrait objecter qu’actuellement les sciences cognitives ont beaucoup de mal à établir une différence entre subir et faire au niveau perceptif? Toute grandeur sensible, comme par exemple la lumière, ont un corrélat perceptif, ce qui implique un travail de la part du sujet. La perception est une activité complexe. Il s’ensuit que le miroir, au lieu d’être un instrument qui nous fait subir des images, est plutôt un objet devant le quel nous sommes obligés de construire une image.
Passons à une deuxième question importante à propos de la substance: peut-être le miroir n’a-t-il pas cette propriété sensible dont il a été question. Il a d’autres propriétés: il est fragile, il est dur, il se casse, il se fend en plusieurs directions. Même si l’on tend à considérer le miroir comme phénomène purement visuel, il est plus compliqué que l’on pourrait croire à première vue. En fait, si l’on en croit Gregory, s’il n’y avait que ce que l’on voit dans le miroir, on ne serait pas capable de reconnaitre quoi que ce soit. En fait, les expériences perceptives conduites par Gregory montrent que seule la sensori-motricité, la combinaison de voir les choses et de pouvoir les toucher, nous permet de reconnaitre ce que l’on voit. Gregory fait remarquer que quand Alice passe de l’autre côte du fameux looking-glass, la substance du miroir se transforme en un brouillard léger. De plus, et ce qui est encore plus drôle, quand elle revient, elle saisit la reine dans le miroir, elle la secoue de façon énergique, et à ce moment elle se retrouve tout à coup de l’autre côte du miroir, avec sa petit chatte qu’elle est en train de secouer. Voilà un excellent Gedankenexperiment: pour revenir au-delà du miroir, il faut toucher quelque chose. J’accepte volontiers cette définition du miroir: «fantôme lumineux de choses tangibles».
Passons à une dernière question qu’il nous faut résoudre: celle de l’instance d’énonciation. A mon avis, si l’on veut se servir du miroir comme déflecteur dans l’histoire de la sémiotique, on peut très vite arriver à la théorie de l’énonciation. A ce propos, je serais tenté de prendre très au sérieux l’idée de la dimension pronominale du miroir. Je suis en déaccord avec Hubert Damisch, qui propose de réintroduire l’énonciation dans la notion d’image, ce qui revient à une exportation de la linguistique vers l’étude de l’image. J’ai quand même quelques réserves à ce propos: la racine d'”énonciation” est nun (c’est nuntius), cela revient à ‘annuire’. Mais ‘annuire’ indique mouvement de la tête qui signifie ‘dire oui’; dès lors, la racine nun est une racine textuelle. Que ceux qui se préoccupent de l’exportation de la linguistique n’en doutent pas: le concept de “deixis” veut dire pointer du doigt – rien de plus visuel -, tandis que et “énonciation” signifie tout simplement baisser la tête et dire oui. Limitons-nous donc pour l’instant à la dimension du visuel. Il faut prendre en considération le ròle de la subjectivité dans le Gedankenexperiment d’Eco: en effet, la sensation et la perception ne peuvent pas être pensées sans un opérateur subjectif, qui ne serait pas nécessairement un sujet déterminé et définitif, mais plutôt des configurations complexes de la subjectivité percevante. Dans le cas particulier d’Eco, on a un sujet complexe, comprenant un “je” qui regarde un miroir, et qui se regarde et se tutoie à partir du “je” qu’il voit dans son miroir. Il s’agit au fond d’une expérience assez ordinaire: il nous arrive souvent de contrôler notre cravate en nous regardant dans le miroir: on peut se débrayer très bien en troisième personne pour contròler ses propres apparences, il n’y a rien d’étonnant à cela. A mon avis, pour intégrer les hypothèses d’Eco il faut introduire la problématique du sujet et de l’objet, et en même temps, afin de comprendre pourquoi nous nous regardons comme des objets, il faut prendre en considération le type de position de subjectivité que l’on assume. Il faut qu’on prenne l’image dans le miroir comme une série d’actions avec lesquelles on peut pour ainsi dire être d’accord, en disant par ex emple «oui c’est bien moi», ou bien entrer en polémique, en disant «non, ce n’est pas moi», «Je ne me vois pas comme je voudrais me voir». Ce n’est pas un hasard si dans l’histoire de la culture occidentale montrent la prudence est représentée comme ayant tendance à corriger les défauts et non pas à réfléchir. La vanité et la prudence sont toujours représentées avec des miroirs, mais, la vanité contemple sa propre beauté (et très souvent c’est la mort qui arrive) tandis que le miroir de la prudence corrige les défauts de celui qui se regarde dans le miroir. Donc le miroir est un lieu performatif dans le quel nous constituons un “je” idéal, qui est le “je” que nous voudrions être. Et l’on peut très bien se servir du miroir pour poursuivre cet objectif. Il va sans dire que l’opération ne réussit pas toujours, mais il est certain que l’on se regarde dans le miroir comme un autre: s’il y a un endroit où “je” est vraiment “un autre”, il s’agit bien du miroir. Eco a tout à fait raison lorsqu’il suggère que les problèmes du miroir sont en nous plutôt que dans le miroir lui-même. Cela n’empêche qu’il est nécessaire, à mon avis, de reconstituer le paradigme et de modifier le Gedankenexperiment d’Eco. Commençons par un exemple. Je me souviens d’un poème de Sylvia Plath, intitulé Miroir. Dans ce poème, elle dit, en regardant le miroir: «Là se noie la jeune femme et je vois émerger la femme vielle (the terrible fish)». Je crois qu’elle a tout à fait raison: le miroir est un lieu de transformation, un lieu de métamorphose des images et des substances. Et si on multiplie les transformations, on peut arriver à des phénomènes tout à fait curieux, comme la magie. La magie consiste en quelque sorte en une série de mouvements d’embrayage et de débrayage actoriels, spatiaux et temporels. Par exemple, on regarde dans le miroir, et au lieu de voir sa propre image, on voit Blanche-Neige ou la méchante reine; on ne voit pas l’image du hic et nunc, mais on voit le passé, le futur; on ne voit pas l’ici, on voit l’ailleurs, et ainsi de suite. Le miroir en tant que tel, dans son degré zéro d’énonciation, est comme un levier, un changement de vitesse dont on peut se servir pour faire apparaître l’autre. C’est la raison pour laquelle la mort sort de tant de miroirs; dans l’histoire de la peinture, il y a des tas de tableaux représentant un crâne qui sort d’un miroir. Ce n’est pas seulement le crâne de celui qui regarde, c’est aussi le crâne en général, le crâne en tant que tel, en tant que type, qui apparait dans le miroir. On pourrait facilement multiplier les exemples. Le miroir, à mon avis, n’est donc pas seulement un phénomène pré-sémiosique, mais aussi – Umberto Eco a bien raison – le seuil à partir duquel s’articulent toutes le possibilités de faire apparaître l’autre, l’ailleurs, ou l’autrefois.
Passons maintenant à donner un exemple scientifique assez amusant. Si on fait une petite tache sur le visage d’un singe pendant qu’il dort, la première chose que le singe fera lorsqu’il se réveille et se regarde dans le miroir sera de toucher la tache dans le miroir lui-même. Le singe aura besoin de beaucoup de temps pour arriver à comprendre qu’il voit sa propre image. Il y a des singes qui n’y arrivent jamais, tandis que les hommes y arrivent. Il est très intéressant de regarder le miroir comme un lieu d’opérateur dans lequel il y a un échange systématique: parfois on croit que la réalité se trouve là, que la tache est là, puis ensuite s’apercevoir que la tache fait partie de la réalité de ce côte-ci du miroir. On a un premier mouvement de débrayage et un deuxième mouvement de désembrayage: le sujet dit «je suis “je” qui est taché».
Faisons d’autres exemples. Començons par regarder différents types d’organisation d’images. Prenons ce tableau de Magritte montrant une chambre fermée avec un miroir; dans ce miroir, on voit le peintre qui est en train de peindre. Puis il y le fameux Portrait des Arnolfini de Jan Van Eyck, où l’on voit dans un petit miroir le peintre et un de ses amis, qui sont peut être les témoins d’un mariage. Puis on peut penser au célèbre tableau immortalisé par Foucault. La femme se regarde dans le miroir, tandis que nous la regardons surtout de dos; est-ce qu’elle nous regarde dans le miroir? Nous, en tout cas, pour voir son visage nous devons la regarder dans le miroir. Et il se peut qu’elle se regarde, qu’elle ne sache pas qu’on la regarde… La série de relations qu’elle peut entretenir avec nous est considérable. Comme vous le voyez, le miroir devient de plus en plus compliqué. Il y a beaucoup de tableaux de femmes se regardant dans le miroir qui suscitent de nombreuses questions de ce type. Puis il y a un tableau de Savoldo où il montre son image au miroir, mais l’image que nous regardons est une image de lui-même par derrière. Mais si l’on observe très bien le tableau, on voit un autre miroir perpendiculaire qui le montre, et qui mériterait une analyse spéculative plus approfondie. Je termine avec un exemple très curieux tiré de Proust. Marcel, qui est en train d’embrasser Albertine, se regarde dans la glace. Et percevant «l’expression triste et passionnée de mon propre visage», il ne reconnaît pas son propre visage: il se rend compte que son visage est triste et passionné, ce qu’il ne savait pas. Ce passage illustre le phénomène curieux que nous pouvons voir les autres mais pas nous-mêmes. Dieu merci, la nature nous a donné des miroirs, mais elle nous a donné aussi les autres comme miroirs. Mais pour déchiffrer l’autre en tant que miroir, il faut faire des efforts considérables: au fond, la nature nous oblige à apprendre les images de nos sensations, de notre physionomie en regardant l’autre, en lui attribuant les mêmes sentiments que nous croyons avoir, sans pouvoir en voir les signes, tandis que chez eux on les voit. On voit l’autre qui est fâché, content, amoureux, et on suppose qu’il a les mêmes expressions et les mêmes passions que nous, qui ne nous voyons pas. Marcel, après avoir vu l’expression triste et passionnée de son propre visage, ajoute: «cela me fit penser qu’au-dessus des considérations des personnes, l’instant voulant que nous considérions l’actuelle comme la seule véritable femme qu’on aime, naturellement, je remplissais les devoirs d’une dévotion ardente et douloureuse dédiée comme une offrande à la beauté et à la jeunesse de la femme». Marcel s’aperçoit qu’il n’est pas en train d’embrasser Albertine, il embrasse un type. Il embrasse la jeunesse et la beauté de la femme, pas Albertine. Le miroir fonctionne donc bel et bien comme un signe: devant ce miroir, Marcel est quelqu’un qui doit se reconnaître comme quelqu’un qu’il ne connaissait pas (lui-même avec cette expression triste et passionée), et après il reviendra à lui-même et s’assumera à nouveau comme un sujet, capable de jugement, de dyke. Une fois qu’il l’aura fait, il transformera la deixis en dyke et s’apercevra qu’il n’embrasse pas Albertine mais la jeunesse et la beauté de la femme en général. Il est clair que qu’il n’embrasse pas Albertine, mais il avait besoin du miroir pour s’en rendre compte. Ce que Marcel voit n’est plus ce qu’il voyait au début, c’est-à-dire Albertine, mais c’est la jeunesse et la beauté de la femme, c’est-à-dire un trait général et un trait de pertinence.
Je termine par une nouvelle réflexion sur la question du miroir, qui mérite peut-être d’être mise en évidence, et qui part des hypothèses formulées par Eco ou des hypothèses que l’on peut avancer à partir de sa théorie. Dans un petit récit sur le miroir, Italo Calvino s’imagine faire tellement de grimaces devant le miroir que le vrai “je” n’apparaîtra jamais. Chaque fois qu’il se met devant le miroir, il fait tellement de torsions, que “je” disparaîtra. Le “je” n’arrivera jamais, parce qu’il ne se verra jamais comme il est. Voilà encore un Gedankenexperiment. Et je mentionne un deuxième Gedankenexperiment de Primo Levi, l’idée de ce qu’il a appelé le «spemet»: le specchio metafisico ou miroir métaphysique. Dans ce texte, Primo Levi s’imagine d’avoir inventé un miroir qu’on peut mettre au fond de ses amis, afin de voir comment ses amis le voient véritablement.
Pour conclure, revenons à la question des prothèses. L’hypothèse d’Umberto Eco repose sur une seule prothèse. Est-il possible de transférer la notion d’énonciation dans celle de prothèse? Essayons: dans les fables et les contes de fées, le héros peut avoir un gros bras ou une épée assez forte, il peut être très rapide ou avoir un cheval. Parfois ses instruments sont de vraies prothèses, et parfois il s’agit d’une qualité physique (le bras gros) qui fonctionne quand-même comme une prothèse (la prolongation du bras, la force physique). Ainsi, l’instrument peut être débrayé, transformé en un élément objectif, ou réembrayé. On peut greffer, expulser, déléguer des éléments. Peut-être est-il possible de lire la problématique des prothèses qu’Eco a traitée comme une problématique de débrayage et de réembrayage des instruments. On peut débrayer des instruments objectifs, les transformer en choses, et puis les utiliser comme des continuités, et d’un autre côte on peut les récupérer et les réintégrer, on peut les greffer sur nous (pensez au pacemaker). Les exemples d’Umberto Eco concernant la télévision sont tout à fait intéressants. Il y a des moments où l’on regarde la télévision à partir d’une distance objective, et on la juge comme quelque chose qui est complètement détaché de nous. Au delà d’une substance en soi du type para-spéculaire, on peut dans la plupart des cas utiliser les instruments en leur donnant une autonomie, en les traitant comme des dispositifs objectifs autonomes, ou bien les réembrayer sur la subjectivité. C’est dans cette perspective-ci que l’on pourrait utiliser la notion d’énonciation pour penser le miroir en particulier et la prothèse en général. C’est une hypothèse parmi d’autres, je crois qu’elle a à faire avec nos pensées. Et je termine par rappeller que le grand miroir s’appelle psyché.
Notes