Le dédale dans le texte


Da: Magazine littéraire, “Dossier Umberto Eco”, n. 262, fevrier 1989, pp. 48-53.


A travers ses premières recherches d’esthétique, la genèse du sémiologue et du romancier.

PAR PAOLO FABBRI*

« Lorsque les rois et les princes voient les merveilleux arts de la poésie pratiqués par des sujets prudents, sérieux et vertueux (…), ils les récompensent et les couronnent des feuilles d’un arbre qui n’est jamais frappé par la foudre. » (Cervantès)

LA RÉPUTATION est une simplification et parfois une perversion de la réalité et il n’y a pas d’auteur que sa célébrité ne calomnie ou fasse en partie oublier. Je voudrais donc rappeler d’abord quelques exemples remarquables du travail d’Umberto Eco : des premières recherches d’esthétique qui l’ont conduit à la formulation de l’œuvre ouverte, à l’étude des signes et à la pratique du roman.
Formé, ainsi que G. Vattimo, à l’école turinoise de Luigi Pareyson, ses recherches ont porté d’abord sur les théories esthétiques (de la lumière par exemple) du Moyen Age et l’exploration de la définition du beau chez Thomas d’ Aquin (proportio, integritas, claritas) jusqu’à leurs us et abus modernes. C’est ainsi qu’il a pu montrer, entre autres, la façon dont Joyce – dans Stephen Dedalus et Portraits -, à partir d’une théorie post-romantique des épiphanies retrouve les critères esthétiques du Doctor Angelicus ou comment J. Maritain transforme une esthétique néo-thomiste en une notion d’intuition créatrice proche du platonisme hermétique de la Renaissance. C’est ensuite que l’exploration des « poétiques », c’est-à-dire des projets de production artistique de la modernité a amené à l’Œuvre ouverte, qui continue à mériter la reconnaissance qui salua son apparition. Ces précisions faites, une première remarque s’impose. Le passage successif du seuil sémiotique, avec C.S. Peirce comme auteur tutélaire (« ce qu ‘est le mot ou le signe dont l’homme se sert est l’homme lui-même ») peut être compris comme une extension de l’approche esthétique et comme un approfondissement des concepts qui s’y trouvaient à l’œuvre. Eco a insisté en des occasions trop nombreuses pour qu’il soit nécessaire de les citer, sur la continuité du thème central de l’Œuvre ouverte : la tension – il dirait la dialectique – entre tradition et innovation, l’ouverture et la clôture. Le titre Iui-même , en dépit d’équivoques persistantes, est perçu par l’auteur comme un oxymoron, occurrence de deux termes contraires ; figure qu’il affectionne et qu’on pourra retrouver ailleurs dans sa production : de La structure absente jusqu’au récent « Truth. A Fiction ».

LOIN D’UNE CONVERSION à la sémiotique, il s’agit là d’une véritable parallaxe c’est-à-dire du mouvement apparent d’un même objet vu de points de vue différents.
Dès sa première approche des signes, caractérisée par une théorie des codes et de l’information – c’est-à-dire plus des systèmes que des procès de signification – le texte esthétique a toujours constitué pour Eco un « modèle de laboratoire ». Il nous semble que le texte esthétique, bien que présenté comme l’un des modes de fonctionnement sémiotique, n’ait pas le même statut que les autres et qu’il ait constamment sollicité les passages d’Eco à une sémantique des procédures de sens et des régimes textuels.
Il semble bon de rappeler que Eco accepte, pour le texte esthétique, la définition « opérationnelle » de l’école de Prague resserrée (et parfois simplifiée) par R. Jakobson : (i) le discours poétique n’est pas un système d’écarts par rapport à la langue commune, mais le tout du langage dans la réalisation maximale de ses possibilités ; (ii) d’autre part il ne borne pas son apport à la seule science du langage mais à la théorie sémiotique dans son ensemble, c’est-à-dire que d’autres signes que linguistiques exhibent des caractéristiques semblables ; (iii) l’idiolecte esthétique n’est pas fait d’idiotismes intraduisibles, mais possède des traits, tels que l’ambiguïté, l’auto-réflexivité, et l’approximation infinie de ses représentations. Pour Eco (75, Traité de sémiotique générale) le texte esthétique resserre, dans son modèle réduit, les propriétés d’une langue ; (« L’idiolecte esthétique ne gouverne pas un message mais un texte, à savoir plusieurs messages qui proviennent de systèmes différents »). Ces inessages relevant de différents plans discursifs (plan de l’expression et plan du contenu) se trouvent organisés selon le mode de l’ambiguïté ; les ambiguïtés ne sont pas distribuées selon des occurrences stochastiques mais procèdent d’un dessein identifiable : par exemple (vi) les artifices d’un message exercent une pression contextuelle sur les artifices des autres messages à l’intérieur du même texte.
Pour nuancer ces affirmations il faut ajouter que, selon Eco, ces caractérisations ne sauraient s’appliquer – dans l’état actuel des connaissances – aux textes à complexité artistique élevée ; tout au plus on pourrait s’en servir pour la lecture, déjà ardue, des messages standardisés (de la vulgate des media, par exemple La critique semiologique). Bien qu’il ne partage pas l’avis des « charlatans de l’indicible », pour Eco (et pour Barthes) l’indicible est ce qui attend avec anxiété d’être dit : « I’analyse sémantique des textes complexes est une idée régulative qui n’a pas de textes théoriques capables de la satisfaire ». On y reviendra.
Le même texte esthétique possède, dans la formulation du Traité de Sémiotique générale, un caractère pragmatique. C’est une parole – « acte communicatif imprévisible dont l’auteur réel reste indéterminé » – qui se donne comme expropriée. Elle s’articule pour être appropriée par autrui – l’interprète-exécutant, lecteur, spectateur – comme une expérience ouverte, imprévue et incomplètement déterminée. Mais en même temps, cet idiome, qui nous contraint à réfléchir sur sa forme d’expression et ses propositions de sens, est à entendre comme une proposition de nouveaux codes et comme l’invitation à des nouvelles visions du monde. Fermé sur lui-même, il nous ouvre à d’autres mondes possibles. C’est le modèle structural d’un procès d’interaction communicative non structurée – encore un oxymoron ! – qui met en œuvre un opérateur d’inférence : l’abduction peircienne qui se risque à deviner, plus qu’elle ne l’induit, la règle générale nouvelle de nouveaux parcours déductifs. C’est ainsi que, à partir de la forme du texte artistique, dans une dialectique entre fidélité et liberté, l’on parie pour des formulations interprétatives nouvelles, pour une augmentation certaine et indécidable du sens. Il apparaît, me semble-t-il, que l’extension du modèle esthétique s’accomplit dans un cadre cognitif, par une restriction gnoséologique ou épistémologique.
Pour Eco l’esthétique est avant tout une branche de la théorie de la production sémiotique et de son interprétation, qui se doit d’explorer les relations entre propositions et états du/des monde/s. Il semble que ce soit le texte poétique – tel qu’il se donne dans les analyses de Jakobson, comme dédale de connections entre tous les niveaux du langage – qui a orienté Eco vers une caractérisation de la compétence sémiotique selon la métaphore du labyrinthe et le modèle topologique d’un réseau polydimensionnel. Le savoir d’un sujet interprétant ne saurait être, pour lui, l’analogon d’un dictionnaire de signes préétablis, mais une encyclopédie-dédale anti-généalogique, modifiable et réversible, contradictoire et forcément locale. Les mouvements de sens et les effets de vérité sont imprévisibles et indéterminés ; l’interprétant singulier traverse le dédale des significations en myope sinon en aveugle (« la cécité est la seule vision possible et penser signifie se mouvoir par tâtonnement, c’est-à-dire par conjecture »). Cet « automate myope » se meut par abduction: il parie pour l’intelligibilité et la négocie avec d’autres acteurs cognitifs par des règles ad hoc. C’est ainsi que la myopie, ou la cécité se fait propice à l’invention et peut devenir une clef et une algèbre ; c’est ainsi que, comme le rhyzome de Deleuze, « le cercle de la sémiosis, qui s’ouvre continuellement hors de soi, continuellement se referme sur soi-même ».
Ni ouverte ni fermée, l’œuvre du sens est entrouverte. L’interprète n’aurait pas les repères préétablis et la contrainte du dictionnaire – « une encyclopédie masquée » – mais la possibilité de comprendre et d’inventer les significations par des systèmes locaux maniables d’accidents culturels organisés. Si comprendre est interpréter – c’est-à-dire, fournir des interprétations alternatives – un contenu propositionnel représente la somme de tous les interprétants assignés aux encyclopédies du savoir par des opérations inférentielles et notamment abductives. Une sémantique est donc procédurale et se donne comme un ensemble d’instructions pour se mouvoir dans le labyrinthe des mondes possibles. Cette sémantique « conversationnelle », qui introduit le procès dans l’ancien paradigme structural, porterait un « coup explosif et mortel » à toute distinction entre langue naturelle et langue modèle, entre métalangage théorique et langage-objet.

CE QUI N’EST PAS SANS INfluencer la décision, sans doute excessive, de suspendre la « rupture » saussurienne (ou de l’abolir ?). Avec Peirce pour guide (« l’homme est un signe, plus, il est un signe extérieur ; une identification de l’homme à son langage reste possible »), Eco a entrepris un programme copieux de recherche sur l’histoire sémiotique pour renouer avec une tradition philosophique qui précède la réduction augustinienne au signe linguistique. Par le même geste, il fait rhyzome avec un style contemporain de la philosophie américaine du langage (de Grice à Putnam, de Rorty à Searle), qui lui est proche par le goût narratif de l’expérience de pensée paradoxale et ingénieuse et par le souci de description adéquate des composantes linguistiques. Actuellement sa préférence et sa curiosité sont orientées vers l’exploration cognitiviste des représentations mentales et du débat philosophique qui en est le cadre et les produit. On pourrait dire qu’avant d’apparaître, l’ordinateur occupait déjà une pIace en creux dans le système d’Eco et que la « machine sémiotique » qu’il postule ou invoque a maintenant quelques traits de l’idiome esthétique : entre autre une mémoire culturelle encyclopédique (très proche de la sienne) dont la première formulation – le modèle Q(uillian) – était informatique. Il va sans dire que ses goûts s’orientent vers la nouvelle génération de machines fluides, errantes, acentrées…
La parallaxe de l’œuvre ouverte, même dans son recentrement épistémologique, a des conséquences philosophiques non négligeables et qui pourraient fissurer quelques lieux communs. Mettre la notion de « renvoi » au cœur du signe (« la sensation que le signe signifie toujours quelque chose d’autre transforme le message en texte ») fait « dériver » toute identité du vrai. Si l’idiome esthétique pratique la suspension of disbelief, la tension abductive de l’interprétation ne saurait dire le vrai, qu’elle met plutôt en cause. Ce qui est irréductible au modèle trivial de la communication. L’expérience esthétique pour Eco est toujours en excès et en défaut, elle consiste dans le déchaînement libre d’un mécanisme sémiotique sollicité par un texte où tout est pourtant nécessaire et rien ne saurait être modifiable. Encore un mode oxymorique, une antilogie : c’est un dessein sémiotique qui nous donne l’impression d’une a-sémiose : et c’est pour cette raison que « le texte poétique résiste à l’analyse sans s’y soustraire ». Bien que Eco insiste sur sa confiance dans les critères de rationalité (tels que les principes d’identité et de modus ponens) affrontés à un idiome qui paraît écrit dans une langue étrangère, la notion de renvoi et la tension abductive produisent des effets de dissémination du sens (« I’irréductible intervalle – le différentiel qui rompt avec l’identité à soi de toute présence et de toute clôture », Derrida) et installent dans la représentation artistique un atermoiement constitutif qui rappelle le « temps festif » de Gadamer : « L’essence de l’expérience temporelle de l’art consiste dans l’apprentissage d’un retard. Ce qui est peut-être la contre-partie, qui nous convient, de ce que l’on appelle éternité » (Gadamer).

DANS CE SENS, ET DANS CE sens seulement, l’on peut parler de pensiero debole, ou mieux, d’une pensée allégée (« une structure non structurée »), qui se donne l’inconnu à préméditer. En fait Eco balance heureusement entre les deux pôles d’un oxymoron qu’il est décidé à maintenir et il nous laisse le soin de choisir. Par exemple l’un de ses titres, La struttura assente (La structure absente) univoque en français, en italien se laisse lire par une polysémie bien tempérée : « la structure (est) absente » et « la structure dit oui » (assente est l’adjectif « absente » et la 3e personne du verbe assentire « donner son assentiment »).
D’où vient, ou bien comment persiste, chez Eco, cet assentiment à la structure, cette exigence de pertinence sémiotique ?
Une hypothèse, qui en France peut paraître une digression mais qui, en Italie a force d’argument, nous renvoie au paradigme esthétique. Eco a pu conjecturer que la sémiotique était capable de rendre raison de la sensation « cosmique » de l’art telle qu’elle s’énonce dans le Bréviaire d’esthétique de B. Croce. S’inscrivant dans le débat post-idéaliste qui a fait rage dans l’Italie d’après guerre, Eco récuse comme brassage de truismes toute définition du beau fondée sur l’intuition et l’ineffable. Mais si le signe est toujours plus que ce qu’il est, à savoir la somme ouverte de ses interprétations à venir, peut-on espérer poser des contraintes à la prolifération indéterminée, à la « néoplasie » de la sémiose ? Eco se refuse à confondre la fuite des interprétants et la tension inférentielle (abductive) avec le sentiment imprécis d’un dérapage incontrôlé. En face de la contrebande tenace d’arguments nécessairement confus, prétexte à cacophonies et incongruences (qu’il attribue volontiers à la déconstruction !), Eco s’entête à penser des limites, des règles et des maximes. Il ne craint pas les « contradictions performatives » (Habermas); l’idiome esthétique ne saurait éviter de trouver des critères sans avoir des critères pour son faire. Chez Eco il s’agit plutôt d’une exigence de rigueur qui ne veut pas éluder les difficultés, mais les imposer et surtout, de la connaissance profonde des prohibitions tyranniques (de la syntaxe) et des impossibilités astucieuses (du sens et du style) qui gravitent sur tout dire. Le texte artistique est certes le lieu privilégié des réalisations de la langue, mais aussi des choix et des exclusions de sa combinatoire. Fuite sémiosique et tension abductive sont ponctuées par les arrêts de chaîne des interprétants. C’est-à-dire que, dans les parcours multilinéaires de I’interprétation, se forment des habitus, des formations discursives (genres de tout genre) dont une nouvelle exégèse pourra repartir. Ces textes sont le fait du contexte et de la cohérence, de l’expérience et de la tradition encyclopédique de la communauté. Pour l’intelligibilité de ces performances interprétatives – moments singuliers, libres et contraints, de la saisie du sens – Eco se doit de rendre compte de la manière dont « la pensée sémantique « à encyclopédie » (…) soumet les lois de la signification à la détermination continue des contextes et des circonstances ». Les opérateurs qui simulent ces déterminations sont par exemple les trames, les phrases-cadres ou les scénarios-prototypes qui organisent son encyclopédie-dédale. A I’œuvre dans les recherches cognitives dans la linguistique anthropologisante de G. Lakoff, dans les orientations récentes de la philosophie de Putnam, ces concepts sont, selon la métaphore d’Eco Iui-même, les barres de graphyte qui enrayent la réaction en chaîne dans une centrale nucléaire !
A d’autres de remarquer chez Eco un durcissement récent des instances de contrôle et une prise de distance par rapport aux modes idiomatiques de I’esthétique.
Aboutissement de la problématique cognitiviste ou repli devant les excès du dé-constructionnisme américain ? Quoi qu’il en soit Eco s’évertue maintenant à débusquer un « paradigme gnostique » – irrationnel paraît-il, mais qui semble partager quelques traits au moins de sa définition de l’art. On pourrait objecter que la pleine lumière est aussi aveuglante que la plus profonde des nuits et que, selon E. Burke, cette proposition est « de la plus grande exactitude philosophique ». Mais il vaut mieux regarder avec Eco s’il y a quelque chose que l’orientation même de son regard lui cache.
En effet l’intelligibillité de I’idiome esthétique se trouve entravée par sa destination de modèle épistémique et culturel (multiplier les procès de véridiction, changer les visions du monde, etc.). C’est son efficacité même qui prévient Eco d’en (i) tirer les conséquences, pourtant explicites, et de procéder ensuite à (ii) d’autres extensions cognitives.
(i) Il faudrait revenir sur les opérations d’hypo-codage, c’est-a-dire d’approfondissement de l’organisation du plan expressif d’un texte artistique. Pour Eco « L’expérience artistique se bat (…) pour les droits civils d’un continuum codé et I’œuvre de l’art consiste à promouvoir cette matière inerte dont le dieu de Plotin en toute sa puissance d’émanation n’avait jamais su réussir la rédemption ». Et l’approfondissement nouveau de l’organisation micro-séquentielle – une transformation de pertinence des qualités et des valeurs de la matière du texte – seraient parmi les conditions de son hyper-codage, de l’approfondissement et de l’enrichissement de son contenu. Augmentation de I’être, qui suggère entre autre d’envisager les parcours d’une cognitio sensibilis (Husserl) dont A. J. Greimas nous a donné les rudiments de syntaxe mais qui nous invite aussi à passer du signe discret dont le modèle est la morphologie de la langue naturelle aux signes continus (ou graduels), prosodiques, visuels, etc.
(ii) Par ailleurs, la destination cognitive soulève, plutôt qu’elle n’y répond, la question de l’efficacité symbolique de l’« acte locutif », de l’acte qui, pour Eco, est éminemment transformatif de son destinataire. L’idiome esthétique par son ambiguïté sémantique nous imposerait une attention interprétative qui le rend auto-réflexif. C’est ainsi qu’il opère « comme une assertion méta-sémiotique sur la nature des codes à venir » ; qu’il devient, de signe, prodrome et que l’art se mue en prophétie. « L’art ne sait pas, il prévoit ». Mais comment comprendre le « déchaînement de cet orgasme interprétatif » ? Il ne suffit pas d’en appeler, comme Eco, à une « collaboration responsable » du destinataire, pour rendre compte de ce que la réthorique connaissait comme le animos movere, le travail sur les « passions de l’âme ». Il y a bien plus que la proposition et le contrôle, que l’affirmation et la négation ; il s’agit d’adhésion et de refus, de goût et de dégoût, il est question d’affect.
L’interprétant d’Eco manque sans doute d’un « principe de passion suffisante » qu’on ne saurait réduire aux codages des emphatica linguistiques (Jakobson) ni aux attitudes propositionnelles de la pragmatique. Le Lecteur Modèle n’habite pas la fable avec les sens des petites filles modèles. Comprendre l’« interprétant affecté » (Gadamer) demande une sémiotique des passions (après celle des actes de langage) qui sont trop précises pour la parole. Mais aussi une révision des postulats de l’arbitraire du signe qui introduise à une théorie (et à une histoire) du signe motivé. A ces conditions pourra-t-on répondre aux interrogations pathémiques du sublime – dont l’effet se donne sans passer par la représentation – et du sentiment esthétique du secret, qui noue dans le symbolique renvoi et occultation. Il nous paraît la seule orientation viable pour questionner le « sensus communis », cette communauté esthétique virtuelle que l’idiome esthétique suscite, inexplicable pour le relativisme culturel et irréductible à une rationalité conversationnelle.
Toute polémique anti-idéaliste mise à part, Eco n’ignore pas combien les catégories esthétiques sont difficiles à homologuer à celles de l’épistémologie et de la morale et que le geste de la connaissance vient suturer après coup l’expérience esthétique qu’il cherche à comprendre. Brefles conditions « transcendentales » de la saisie du beau sont sans doute possibles pour une théorie qui serait elle-même « pathique » ; théoria entendue comme participation réelle et rituelle, dirait Gadamer, qui est un faire et un patir.
Un parti pris cognitiviste trop strict peut d’ailleurs limiter les « conditions de félicité » de l’extension du modèle esthétique dans un moment où par exemple Kuhn et Fayerabend montrent la fécondité de leurs chassés-croisés.
La linguistique par contre semble en train d’étendre le modèle poétique à d’autres types et à d’autres modes du discours (de la parole magique jusqu’aux rythmes des échanges conversationnels). Les linguistes intègrent de plus en plus les critères explicitement esthétiques de la continuité, de la réflexivité et de l’indétermination (Friedrich). Dans le choix des informateurs, dans la constitution même des corpus, la langue est vue comme une pâte feuilletée de signes différents en nature et en degrés d’arbitraire. L’on arrive à postuler, à partir de Vico et à travers Cassirer et Sapir, que la dimension poétique peut rendre compte du relativisme linguistique, à savoir de l’action que la langue exerce sur la pensée…
La réponse à ces questions Eco l’a, sans doute, déjà donnée dans ses textes de fiction (il suffit de penser à l’assassin aveugle et à l’enquêteur myope se poursuivant dans la nuit labyrinthique d’une bibliothèque dans Le nom de la rose !). Cette écriture virtuose peut être lue comme un Gedankenexperiment, qui emploie de façon théoriquement inédite la langue des « genres (dits) mineurs » et du pastiche.
Encore une fois contre Croce, qui opposait dans les textes mêmes de la Grande Littérature moments poétiques et simple structure, Eco a un goût prononcé pour les textes paralittéraires. Il se sert de leur rationalité propre pour esquisser une « solution figurative » aux problèmes du sens. Le Policier se fait parabole cognitive pour les stratégies inférentielles de l’abduction (dans Le nom de la rose) ; le Roman de Mystère, du genre Mystère de Paris, devient l’allégorie des jeux de simulacre et du secret (dans Il pendolo di Foucault).

LA PRATIQUE EXTENSIVE du pastiche a aussi valeur de découverte. Pour Eco le pastiche est la seule critique littéraire adéquate à l’idiome esthétique. Texte lui-même, le pastiche pratique une exégèse oblique et méfiante des arts sans passer par le métalangage. Il lui revient, de façon presque didactique, de dire la réalité et son style copieux, en pointant les textes des habitus et l’apparition des substances par lesquels nous nous rendons incompréhensibles à nous-mêmes. Pour Eco, comme pour Aristote, I’être est ce que l’on peut en dire : le pastiche ne révèle donc aucune « vérité objective » – pire que tout mensonge – mais il redouble et il desserre les griffes des guillemets qui en entourent les signes ; le vrai n’a pas, pour le pasticheur, de définition unique ni ultime.
Une dernière digression qui va cesser tout de suite de l’être. Qu’y a-t-il donc à l’intérieur de l’Encyclopédie Eco ? Ni un dépôt de mémoires mortes ni un désert vertical de livres, mais une mémoire inventive et un système de perplexités et de recherches dont le dédale est le modèle esthétique et euristique, le symptôme et la merveille. Or, il y a plusieurs types de labyrinthes ; avec et sans centre. S’il y avait centre on chercherait, dans l’Encyclopédie, les fauves biformes des oxymorons ou la répétition d’une rose (« le vers (de G. Stein) devient œuvre ouverte »). Mais pour Eco, ainsi que pour Borges, une rose n’est pas sans pourquoi ; il lui faut une conjuration tenace pour qu’une rose soit une rose et il ne saurait croire aux miracles bruts mais aux mystères raisonnables.
Il n’y a donc pas de centre, et le sens encyclopédique a juste la forme d’un fil subtilement et rigoureusement noué. La forme rhyzome est donc le seul contenu de l’Encyclopédie. C’est, je pense, un talisman suffisant que nous lègue l’écriture polyglotte du théoricien et du romancier, qui se veut vulnérable et perfectible (et qui l’est parfois).
Cette écriture reste ainsi, dans notre mémoire, comme l’une de ces horloges solaires compliquées qui ne marque que les heures claires.


Bibliographie

Textes cités d’Umberto Eco :

1956, Il problema estetico in S. Tommaso, éd. Bompiani, Milan.
1962, Le poetiche di Joyce, éd. Bompiani, Milan.
1968, La definizione dell’arte, éd. Mursia, Milan.
1968, La struttura assente, éd. Bompiani, Milan.
1970, « La critica semiologica », in I metodi attuali della critica in Italia, sous la direction de M. Corti et C. Segre, éd. ERI, Turin.
1975, Trattato di Semiotica generale, cap 3.7 « Il testo estetico come esempio d’invenzione », éd. Bompiani, Milan.
1983, « L’antiporfirio », Il pensiero debole, sous la direction de G. Vattimo et P.A. Rovatti, éd. Feltrinelli, Milan.
1986, « La maestria di R. Barthes », R. Barthes, gli atti e i testi, sous la direction de P. Fabbri e I. Pezzini, éd. Pratiche, Parme.
1986, « On truth. A Fiction », Versus, n. 44/45.
Autres titres cités :

Friedrich P., The Language Parallax, Linguistic relativism & Poetic Indeterminacy, Univ. of Texas Press, éd. Austin, 1986.
Gadamer H.G., Die Aktualität des Schönen, éd. Reclam, Stuttgart, 1977.
Greimas A.J., L’imperfection, éd. Fanlac, 1987.
Jakobson R., La charpente phonique du langage, éd. Minuit, Paris, 1980.
Pareyson L., Estetica, Teoria della formatività, Turin, 1954.


* Professeur de philosophie du langage à l’université de Palerme. torna al rimando a questa nota

Print Friendly, PDF & Email

Lascia un commento