Da: Athanor. Revue d’arts plastiques, littérature, philosophie (Migrations), Paris, 4, 1993
Chaque ombre à son âme reconnaît la lumière
(Tristan Tzara, Entre-temps, Le Calligraphe)
La terre et le ciel. Distincts lorsque je regarde au-dessus de moi; confondus, si je fixe l’horizon.
Le mythe et Fart n’ont jamais accepté l’articulation du ciel et de la terre. Même lorsqu’ils l’ont reconnu, ils ont continué à rêver à l’instant vertigineux, exaltant, terrible, où la terre et le ciel se fondent ou se séparent définitivement. Et ils n’ont jamais cessé de chercher les signes de cet instant dans les différences entre le monde et l’homme.
La sémiologie devient ainsi une physiognomonie du chaos céleste et une astronomie du vertige humain.
Claude Lévi-Strauss a analysé la manière dont la pensée mythique représentait la séparation qui a eu lieu entre le firmament et la croûte terrestre. Il a montré également comment notre monde naturel et social gardait, de cette séparation, des traces indélébiles. “La communication deviendra désormais impossible entre les deux mondes. Mais, sous la forme des étoiles au ciel et du feu de cuisine sur terre, un double témoignage subsiste que le haut et le bas furent jadis réunis”1. De ce plissement entre ciel et terre sont nés les codes sociaux et astronomiques.
Les conditions de ce que Lévi-Strauss appelle «un mythe vivant», c’est-à-dire un mythe capable de se transformer et de modifier sa propre information, reposerait précisément sur cette opposition terrestre/céleste, indispensable pour que le récit se mette à penser et génère d’autres mythes, pour qu’il peuple la terre d’hommes et de dieux2. Le feu et les eaux, le déluge et les arcs en ciel, tous les éléments entre la terre et le ciel: les arbres, les pierres qui roulent et les nuages sont les emblèmes de l’effort accompli par la pensée pour donner un sens à une différence irrévocable, venue se substituer à la continuité perdue. Transformant les catégories spatiales en catégories temporelles, ces mythes reflètent la brièveté de la vie: la scansion introduite par l’apparition de la mort est un effet de cette scission originelle; l’apparition des cycles célestes (phases de la lune, mouvements des constellation, etc.) sert de modèle aux cycles biologiques et sociaux3. Selon Lévi-Strauss il existe une équivalence pratiquement universelle entre l’opposition des sexes, celle du ciel et de la terre, et les plissements des différents niveaux (systèmes matrimoniaux et mouvements des constellations).
Face à l’intervention démiurgique génératrice de différences, héros et héroïnes n’en finiront jamais de traverser les frontières, de monter et de descendre, de confondre les eaux et les cieux4. Ils sont les opérateurs d’une captation d’un terme par l’autre, comme si la pensée mythique ne pouvait renoncer à bricoler un état utopique de conjonction, de suppression ou de fusion de la terre et du ciel, et de leurs équivalences biologiques et humaines. Une extrême proximité du ciel et de la terre, ou une trop grande distance entre l’un et l’autre peuvent provoquer des incendies ou des glaciations, mais aussi des catastrophes sociales et familiales. Elles peuvent dissoudre la communication dans le vacarme, rompre la circulation des époux dans l’inceste et celle du commerce dans la guerre. L’effort accompli par le rite pour maintenir la juste distance, et la tension conceptuelle nécessaire pour penser son abolition, sont l’un et l’autre sans fin. Entre la terre et le ciel, la faille peut s’agrandir, ouvrir son abîme, ou se resserrer.
La culture grecque classique a conçu un idéogramme parfait pour ce chiffre du vertige: le Tartare, lieu sans lieu et sans direction, indistinct, impénétrable et réversible. Erèbe, ténèbre, mégachiasma, immense abîme d’éléments magmatiques, le Tartare est à l’espace ce que le chaos est au temps. Dépourvu de fond et de frontières, il est le siège de divinités métamorphiques, d’animaux amphibies, d’îles à la dérive, le lieu des tourbillons et des typhons, un lieu où se mêlent les racines; il est l’origine et la fin de tous les éléments qui, en se différenciant, produiront le cosmos organisé, de tout ce qui prendra «sens», dans tous les sens du terme: signification et direction. Pour la pensée mythique, le Tartare est l’aporie intensive qui conditionne l’extension mesurable du monde, un lieu vertigineux et impraticable qui vous attrappe et vous paralyse comme un lasso5.
Le vertige d’Ixion est le signe de cette tourmente et de ce tourment. Pour avoir troublé la circulation réglementée des époux (pour avoir tué son beau-père et désiré Héra, l’épouse de Zeus) Ixion sera puni. Un Centaure naîtra de son union avec Néphélé. Mais surtout, il sera exilé dans le ciel, à mi chemin des hommes et des dieux, les pieds et les mains liés à une roue dont les rayons tournent sans fin dans les airs avec un bruit de crécelle (les différentes sonorités de cet instrument de musique répondent aux mouvements différents qui l’animent)6. Ixion, dans le ciel, est une figure d’Erèbe.
Le mythème d’Ixion suspendu dans l’abîme est le signe d’un vertige. Nous savons que le vertige n’est pas seulement une dislocation de l’espace par rapport au sujet, mais du sujet par rapport à l’espace. Il peut concerner la structure même de l’image corporelle. Selon E. Bonnier les vertiges provoquent parfois d’étranges hallucinations: “Certains malades se sentent devenir immenses, d’autres ont l’obsession d’un vide constamment ouvert devant eux”7. Un de ces “êtres swedenborgiens”, un “seraphitus”, en fait un maçon, connaît ainsi une suspension totale de la personnalité.
Dans l’insomnie, ou encore dans certaines émotions, nous pouvons reconnaître aussi ces moments de déposition du sujet, de dépersonnalisation. Des moments où “il y a”, dirait Lévinas, où le sujet se pose sur un fond qui semble se dérober, dans la veille, entre le sommeil et le réveil, ou encore dans la passion, écrit Lévinas, “ce qu’il y a de positif dans le sujet s’abîme dans le nulle part […] c’est dans son fond de vertige même qui s’insinue […]. Le monde des formes s’ouvre comme un abîme sans fond. Le cosmos éclate pour laisser béer le chaos, c’est-à-dire l’abîme, l’absence de lieu, l’il y a”8.
Mais cette tourmente est la condition du rythme et de la formation d’un ordre. Comme l’écrit Michel Serres, «le tourbillon est le pré-ordre des choses, leur nature au sens de naissance»9. Un opérateur assure la transition hors du tourbillon, du vertige de la roue d’Ixion: la chute, une certaine chute, celle dont Michel Serres dit qu’elle est «sans mémoire» et «sans code».
Si la roue d’Ixion est peut-être semblable au supplice de Tantale, elle diffère en revanche, par le type de vertige qu’elle provoque, des chutes dans le précipice d’Icare ou de Phaéton, qui sont des chutes intensives, créatrices d’espace. Un espace qui n’est pas celui de l’extension spatiale, scientifiquement mesurable, orienté par les lois de la gravité de notre ciel. La chute intensive est une chute active, qui crée une sensation antérieure à toute perception: celle de la profondeur. Non pas la profondeur quantifiable et reproductible de la perspective picturale traditionnelle, mais une profondeur plus «implexe», pour reprendre le mot de Deleuze10, qui crée la hauteur par la chute même. C’est pourquoi nous la nommons «intensive» – la grandeur appréhendée dans l’instant et dont l’intellect ne peut se représenter la pluralité qu’en s’approchant de sa propre négation. Dans le vertige vertical, la hauteur est un effet de la chute, et la profondeur créée par les cieux.
Contrairement à ce qu’on croit, le vertige n’est pas l’anticipation perceptive d’une chute, mais la condition transcendantale de la différence et de la valeur.
Nabokov a su représenter cette sensation, lorsqu’il décrit le sentiment de vertige qu’il éprouve sous le ciel nocturne, l’impression qu’il a d’être suspendu au-dessus de l’abîme: «Le ciel nocturne était pâle d’étoiles. En ce temps-là, le merveilleux fouillis de constellations, de nébuleuses, de trouées interstellaires, tout dans ce spectacle impressionnant provoquait en moi une sensation indescriptible de nausée, d’extrême panique, comme si je pendais de la terre, la tête en bas, au-dessus de l’abîme de l’espace infini, la gravité terrestre me retenant encore par les talons, mais étant sur le point de me lâcher d’un moment à l’autre”11.
La valeur se détermine à partir de sa négation. “Il faut la puissance d’une cascade ou d’une chute profonde… pour faire de la dégradation même une affirmation”, écrit Deleuze, “Tout est vol d’aigle, tout est surplomb, suspens, descente”12. C’est la chute des anges rebelles qui met le ciel en valeur et crée l’élévation du Paradis. Selon William Blake, pour vaincre la lévitation naturelle des anges il a fallut que Dieu les pousse, les rejette du haut vers le bas, en une immense cascade. On les voit bien dans les plafonds de Tiepolo: la consistance des anges est la même que celle des nuages.
Dans le vertige indifférencié qui précède toute différence, la chute est active et créatrice de rythme. Mais ce processus est éminemment réversible. Dans sa description du drame baroque, Benjamin a compris à quel point la profondeur était attirée par la gravité: “Le savoir, c’est cette force qui conduit dans l’abîme vide du mal, pour s’y assurer de l’infini. Mais cet abîme est aussi celui de la profonde songerie sans fond”13. La connaissance se plie, prend un rythme funèbre qui s’exprime dans la pompe des cérémonies.
Mais la chute active peut se changer en apothéose. C’est la chute dans les cieux qui donne à la terre sa valeur: “En tombant comme un ange dans les abîmes, la subjectivité est récupérée par les allégories et fixée au ciel par une pondération misteriósa“. L’inversion de l’expérience de l’abîme n’est pas seulement le fait de la sainteté. On ne compte plus les figures qui, sous les coupoles des églises ou les voûtes des palais, s’abîment verticalement dans le ciel. Selon Benjamin, dans la vision baroque, l’Enfer lui-même, et Satan – ce personnage proto-allégorique – retournent, dans une sorte de bond intensif, dans le royaume du salut: ils se changent en apothéose.
La sémiotique littéraire s’est depuis longtemps intéressée aux figures confondues du ciel et de la terre. Au-delà des substantifs universels de Bachelard, les “espaces primitifs” célestes et terrestres manifestent dans l’énoncé discursif les paraboles d’une première spécification de l’univers de la croyance, une façon de penser et de vivre le rapport à l’ordre des valeurs. J. Geninasca a raison d’affirmer que Terre et Ciel sont les métaphores privilégiées de la transcendance et de l’existence. “Il n’est pas indifférent, dès lors, que l’on ait affaire à un ciel ouranien et constellé ou à un ciel atmosphérique soumis aux aléas de la météréologie; à une terre bleue comme une orange ou encore à cette version particulière du firmament que sont les prunelles mystiques, vaguement étoilées, des chats baudelairiens”14.
Il reste cependant qu’on n’a pas encore sémiotiquement pensé la relation entre les figures rhétoriques de l’abîme et le sentiment de vertige.
Ce sont ces mouvements tourbillonnants de l’Esprit qui fascinaient Italo Calvino lorsqu’il formula l’hypothèse que le chant des sirènes n’était en fait rien d’autre que l’Odyssée elle-même. Mais l’écrivain, dont on connaît l’intérêt pour la sémiotique, savait que le vertige était quelque chose de plus profond. “Le vertige est partout”, écrit-il (Italo Calvino, Si, par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Seuil, 1982).
Tels sont en effet les sentiments qu’éprouve Monsieur Palomar, lorsque, de son observatoire, il veille sur le ciel (les astres, la Lune), la mer (la vague et le glaive du soleil) et la Terre (le pré infini). Qu’il regarde le pré, univers régulier et prolifération chaotique, ou qu’il observe la manière dont la vague se renverse en profondeur (du bas vers le haut, et du rivage vers le large), il est saisi de vertige et de nausée. Qu’il fixe ses yeux sur le ciel ou sur le reflet du soleil dans la mer, il ne peut échapper à sa propre subjectivité. Les rotations extérieures des planètes se transforment en des révolutions intérieures: “Le ciel noir est comme l’intérieur des paupières sillonnées de phosphènes”. Le firmament est la parabole du mouvement des émotions et des rythmes de l’esprit. Pour Palomar, le ciel n’est pas serein. Il s’y rapporte en général d’une manière intermittente et agitée. Son effort pour connaître, pour jeter un “pont sur l’abîme”, se transforme en vertige: “J’ai éprouvé un sentiment de vertige, comme si je n’avais fait que tomber d’un monde dans l’autre et si j’étais arrivé dans chacun d’eux juste après la fin du monde” (Monsieur Palomar, Paris, Seuil, 1985, p. 55).
Le chant des sirènes n’est peut-être pas l’Odyssée, mais le bourdonnement de l’insomnie et des passions, le Tartare qu’Ulysse doit quitter pour commencer son chant, un état de chute. La mise en abîme n’est rien d’autre que la trace du tourbillon qui sépare Charybde de Scylla.
La manière dont J. Lotman analyse les effets d’espace chez Gogol est sans doute la meilleure description sémiotique que l’on puisse donner de ces opérateurs de vertige. Chez Gogol, chaque frontière se change en abîme et toute chose se renverse de manière vertigineuse: “Tout se renversait et restait immobile ou se déplaçait la tête en bas, sans tomber dans le merveilleux gouffre bleu”. Dans le fleuve de Niepp, “ces montagnes n’ont pas de racines: en-dessous et au-dessus de ces sommets rougeâtres, il y a les cieux profonds”15. Ce plissement mythique du monde est à la fois la cause et l’effet du vol magique du démon et de l’errance nomade du cosaque.
Lotman remarque que “la voûte céleste est au-dessus de la tête et que son image réfléchie, abolissant la surface qui ferme le bas de l’espace, est à la fois le motif du vol et la manifestation d’un modèle spatial vertigineux de l’infini”. Un vol ou une course précipitée anéantissent l’espace extensif et ouvrent sur un gouffre de changements qualitatifs. “Le monde fabuleux du démon Vij, fait d’infinitude et de fluidité, n’a rien de fixe, tout peut se changer en tout”. La lune se réfléchit dans l’eau (qui d’ailleurs n’est pas de l’eau mais de l’herbe) comme le soleil et le vent se confondent avec la musique. Tel est aussi le monde de Tarass Boulba, le nomade qui transgresse sans arrêt la ligne d’horizon qui définit les limites de son seul domaine: le libre ciel. Comme le montre Lotman, chez Gogol, le chemin est le lieu intensif et illimité d’un parcours non orienté. “L’itinéraire de Gogol est isomorphe à la route et à peu près illimité dans les deux directions: absence de fin et chute sans fin”. Comment la sémiotique peut-elle dénouer les formes de ce vertige réflexif entre terre et ciel? Pour trouver aux plissements et aux tourbillons leurs correspondances perceptives et passionnelles, il faudrait sans doute changer la théorie des signes, pour y introduire une dimension sensible, non pas des catégories mais un espace esthétique.
Le vertige est à la fois une expérience de débordement sensoriel et la sensation nauséeuse d’un rejet. Il désoriente tous les mouvements que nous faisons en direction d’un monde qui nous récuse en même temps qu’il se promet. «Prisonnier d’un espace clos mais sans bordure», écrit Paul Celan, “je suis entraîné par un remous, et ainsi, à la faveur de ce tourbillon, j’ai été ramené vers un tourment dont j’aurai vainement tenté de m’éloigner”16. Le vertige est un point intensif, il n’est dans aucun lieu et ne peut jamais trouver son lieu; Dante dirait “non è in loco e nor s’impola”. Il permet ainsi de poser la question de l’esthétique. Comme l’écrit Derrida: “L’abîme est la représentation privilégiée du sublime”17.
Dans les sciences du beau, écrit Kant, l’esprit se présuppose, il anticipe, tombe “la tête la première” dans un abîme sans limites. Cet abîme, c’est celui qui sépare l’esthétique de la connaissance, l’expérience du jugement théorétique qui efface les traces de l’expérience au moment même où il la déchiffre. En voulant jeter un pont sur le vide, le philosophe s’aperçoit en effet que même l’analogie du pont s’effondre lorsqu’on cherche le moyen de la décrire. Le théoricien de l’esthétique tombe en tourbillonnant, comme saisi par le vertige de Tantale, quand il s’agit de restituer cet “excès de secousse, ce presque abîme” qui, pour Derrida, caractérise le sublime. Comment rendre, en effet, la rechute abyssale de l’imagination qui, ayant atteint son sommet, «éprouve le sentiment de sa propre impuissance à saisir le tout et s’abîme en elle-même»? Comment exhiber les traits du mouvement excessif de sa propre disparition, de son imprésentable présentation, l’obscénité de son abîme?”18. Comment ne pas vaciller et ne pas être étourdi si la vision suppose la perte de l’oeil, si le discours qu’on jette sur l’abîme ne peut être fait que d’un matériau semblable à l’abîme lui-même? Peut-être en pénétrant, comme le fait Jacques Derrida dans La Carte postale, dans le jeu ironique et réflexif du langage (citations, allusions, pastiches, etc.), pour faire le plein comique de cet abîme. L’excès d’abîme est un clin d’oeil adressé à la sublimité: “C’est assez dire abîme et satyre de l’abîme”.
La couche d’ozone, cet appauvrissement de la couche gazeuse qui, dans la haute atmosphère, protège la couche terrestre des rayons ultraviolets, est une figure empirique de l’irreprésentable sublimité. Telle est l’idée la plus actuelle de l’abîme vertigineux que nous avons creusé à nos dépens dans le puits bleu cobalt du ciel: une profondeur ascensionnelle semblable à l’apothéose négative du dogme baroque, non pas une apocalypse mais ce que j’aimerais appeler une “hypercalypse”.
Ainsi, ce “déchirement” invisible, qui pourtant est aussi vaste que les Etats-Unis, est l’objet de nombreuses stratégies de représentations. Celles-ci sont destinées à réduire, non pas ses dimensions – bien qu’on ait commencé à intervenir pour réparer le trou avant même que son existence ait été scientifiquement prouvée -, mais son intensité émotive, à atténuer le sentiment de stupeur incrédule que l’on éprouve devant ce fond sans fond, découvert derrière un autre fond, devant cette caverne qui est derrière une autre caverne.
Turbulence d’Ixion, le trou de la couche d’ozone semble prêt à engloutir la modernité. Il ne se contente pas de signaler l’étrangeté et la violence du ciel et de la subjectivité. Il nous révèle l’illisibilité apocalyptique du livre céleste et de la physiognomonie terrestre. Il nous rend étrangers à la création.
Pour boucher ce trou, ne suffirait-il pas, comme l’a suggéré une revue américaine, que tous les êtres vivants cessent de respirer pendant une heure seulement?
C’est ici que nous pouvons peut-être le mieux mesurer la distance qui nous sépare de la culture grecque. Le bruissement du sens, son Tartare, était encore nature. Dans notre Babel de langues artificielles, il nous faut au contraire penser un autre contrat naturel qui nous permettrait à nouveau de lire dans la terre et le ciel les signes de prodromes et de prodiges, comme ces premiers hommes de l’âge héroïque, dont parle Vico, qui entendaient les ordres de Jupiter dans les paroles du tonnerre.
Comment retrouver le sens? Comment redonner aux signes une nécessité? Il suffit d’un petit geste pour marquer la fin des grands récits sociaux et le nouveau commencement des récits naturels, ce geste que Lévi-Strauss décrit aux dernières lignes de l’Homme nu: allumer une allumette.
“Le geste devenu pour nous insignifiant d’enflammer un combustible en approchant une allumette perpétue, jusqu’au coeur de notre civilisation mécanique, une expérience qui, pour l’humanité entière jadis, et de nos jours encore pour d’ultime témoins, fut ou reste investie d’une gravité majeure, puisqu’en ce geste s’arbitrent symboliquement les oppositions les plus lourdes de sens qu’il soit donné à l’homme de concevoir, entre le ciel et la terre dans l’ordre physique, entre l’homme et la femme dans l’ordre naturel, entre les alliés par mariage dans l’ordre de la société”.
Notes
- Cet article a paru, dans une autre version, dans le catalogue Azur, édité par la Fondation Cartier (Paris, 1993).
- Claude. Lévi-Strauss, L’homme nu, Paris, Pion, 1971, p. 529-531.
- Rappelons que pour Benveniste, Dieu, divos, est céleste, et homme, homo de humus, terrestre.
- “Le schème matrimonial unissant deux personnages respectivement terrestre et céleste […] a pour fonction de transformer une catégorie spatiale (ciel/terre) en catégorie temporelle (vie/mort). De son côté, l’inversion du mythe sur les épouses des astres en celui du dénicheur des oiseaux a pour fonction de transformer une catégorie naturelle (celle de la périodicité, tout à la fois astronomique et biologique) en catégorie naturelle (représentée par la cuisine et les autres arts de la civilisations)”. (Cl. Lévi-Strauss, op. cit., p. 529).
- “L’opposition du haut et du bas”, écrit Lévi-Strauss, “admet trois modalités, selon que le passage d’un pôle à l’autre se fait dans un certain sens, dans le sens contraire ou dans tous les deux. Tantôt maintenu vertical, tantôt converti à l’horizontale, ou encore les deux pris ensemble, l’axe de référence aura pour pôles le ciel et la terre, le ciel et l’eau, la terre ferme et l’eau” (ibid., p. 540).
- Selon Hésiode, si l’on jette une chose dans le Tartare, une enclume ou un météorite, et si cette chose met neuf jours pour aller du ciel à la terre et de la terre au Tartare, elle ne touchera jamais le fond et continura à errer (cf. Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence. La métis chez les Grecs, Paris, Flammarion, 1974, chap. 5).
- Cf. Marcel Détienne, Les jardins d’Adonis, Paris, Gallimard, 1972, notamment p. 170.
- E. Bonnier, Vertiges, Paris, 1893, cit. in I. Rosenfield, L’invention de la mémoire, Paris, 1989.
- E. Lévinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1947 (2ème éd., 1981).
- Michel Serres, La naissance de la physique, Paris, Les éditions de Minuit, 1977.
- “La chute est ce qu’il y a de plus vivant dans la sensation, ce dans quoi la sensation s’éprouve comme vivante… La chute intensive peut coïncider avec une descente spatiale, mais aussi avec une montée […] La chute est exactement le rythme actif (Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, p. 54-55).
- Vladimir Nabokov, Autres rivages, Paris, Gallimard, 1969, p.232 et 234.
- Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 302.
- Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. par Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1985, p. 249.
- J. Geninasca, La théorie littéraire du discours, in “Nouveaux actes sémiotiques”, Limoges, 1991.
- Passages cités in J. Lotman, Tipologia della cultura, Milan, Bompiani, 1975 (cf. chap. Lo spazio artistico in Gogol).
- Paul Celan, Suite, Paris, P.O.L., 1979.
- Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978.
- Derrida, La carte postale, Paris, Aubier/Flammarion, 1980.