Des chats, des sirènes, des hommes


Da: Change international, n. 3, 1984.


Avec Françoise Bastide

Le quartier entier déménage
Quand le chat change de pelage
(proverbe ancien)

Il est certes très excitant pour des sémioticiens de réfléchir à l’art et à la manière de transmettre des informations vitales à travers dix mille ans d’histoire. Avant de présenter quelques suggestions, il nous a semblé utile de décrire nos hypothèses de travail, fondées sur quelques-uns des scénarios possibles d’évolution de notre monde vers ce lointain futur :
– Nous devons, avant tout, imaginer que l’Humanité a survécu dans I’ìntervalle, sans changements majeurs dans ses caractéristiques morphologiques et psychologiques bien que les pratiques sociales (et les langues) aient pu être complètement transformées ; autrement, le problème de la signalisation des dépôts de déchets nucléaires ne se poserait pas (ils pourraient même ne pas être dangereux pour une autre sorte d’habitants de la terre !).
– En outre, le problème ne surgit que si l’habitude s’est perdue de déposer ces déchets sous terre (ou dans les profondeurs de la mer) ; on peut être sùr que, dans le cas contraire, une carte des dépôts (et d’autres lieux susceptibles de le devenir) aura été conservée et périodiquement remise à jour par ceux qui ont la charge de s’occuper des déchets années après années. De fait, il est clair que la radioactivité émise par les déchets constitue par elle-même une signalisation suffisante pour qui sait ce qu’il cherche, et la détection des radiations atomiques ne saurait poser de problèmes techniques dans une civilisation où l’énergie nucléaire serait encore en usage.
– Par conséquent, il nous faut prendre en compte deux chemins possibles et contradictoires vers le futur : ou bien l’Homme abandonnera (volontairement ou non) ou oubliera toutes les réalisations scientifiques de notre temps, et aura donc cessé de produire et les déchets radioactifs et les instruments de mesure correspondants, ou bien l’Homme élaborera des solutions techniques plus élégantes pour le traitement de ces productions radioactives ; les instruments de détection existeraient dans ce cas, mais ne seraient pas utilisés à la détection de dépôts radioactifs à moins que leur existence ne soit soupçonnée.
Le savoir à propos des déchets radioactifs peut se diviser commodément en deux composantes :
1. le savoir à propos de l’existence même de ces dangereuses poubelles ;
2. le savoir précis concernant la localisation des décharges, leur âge et leur nature, qui permet l’évaluation du risque en fonction du temps écoulé depuis la date de dépôt.
Si ces deux informations sont ignorées, le danger réside dans une découverte accidentelle de ces endroits par des explorateurs ou des scientifiques non avertis du risque d’irradiation, ou dans une modification géologique du site (catastrophique ou progressive) qui exposerait à l’air libre – ou rendrait directement accessible – ce qui avait été auparavant profondément enfoui sous terre ou couvert par la rner. De plus, les procédés de conditionnement du matériau radioactif, bien qu’étudiés pour prévenir la dispersion et sa conséquence, un empoisonnement à grande échelle du voisinage, pourraient se révéler peu sûrs à long terme. Or, l’ignorance de cette situation empêcherait l’établissement d’une surveillance régulière, ou même d’un gardiennage des lieux pour éviter la dissémination criminelle volontaire des déchets.
Inversement, si les deux types de savoir étaient largement répandus, et inculqués aux enfants à chaque génération (la faisabilité en sera discutée plus Ioin), le risque serait dans l’installation d’une sorte de psychose, ou, au contraire, d’une incroyance générale, qui laisserait la population dans un état total d’impréparation en cas d’aggravation du danger. En outre, certaines personnes pourraient être tentées d’utiliser leurs savoirs à I’élimination de leurs adversaires, et/ou à l’installation d’une dictature fondée sur la terreur. D’autres pourraient considérer le caractère « dangereux » ou – pire encore – « interdit » de ces lieux comme un défi à leur courage, comme jadis le caractère « sacré » de certains espaces ìnduisait la tentation de les violer. En conséquence, les dépôts radioactifs en deviendraient « attirants » au lieu de repoussants comme c’était l’intention première de la diffusion générale des savoirs.
On pourrait alors penser qu’il serait profitable de laisser presque tout le monde perdre le souvenir de ces informations, tandis qu’un petit groupe de privilégiés se les transmettraient comme un secret. Évidemment, la nature élitiste d’une telle communauté serait un facteur favorable à la conservation de l’information, puisque les gens tendent à conserver jalousement ce qui constitue leurs prérogatives et Ies différencie du reste de l’humanité. Cependant, il subsiste un risque trop réeI de voir Ies initiés, entraînés à la mégalomanie par leur propre spécificité, ou mis au défi de prouver l’existence de Ieurs savoirs, user des dépôts pour terroriser leurs frères inférieurs en savoir. Quis custodiet ipsos custodes ?
En conclusion, il nous semble que Ies deux sortes d’information devraient être traitées différemment durant le grand intervalle qui sépare nos civilisations et celles de nos descendants : pendant I’époque intermédiaire, le souvenir de l’existence de lieux rendus dangereux parce qu’ils ont servi de décharges pour les déchets du nucléaire devrait être fidèlement conservé, et il faudrait aussi que soit conservé un moyen de détecter une élévation du flux de rayonnements toxiques ; par contre, il vaut mieux que le détail des dates et des localisations des dépôts s’efface et soit ignoré de tous. Toutefois, dans l’éventualité d’une découverte fortuite, un signal de « danger » devrait être apposé sur Ies barils contenant Ies déchets et dans leur environnement immédiat ; idéalement, ce signal de proximité devrait à la fois prevenir ceux qui seraient inconscients du danger et semer la confusion dans l’esprit de ceux que le danger attire !

Comment conserver un savoir d’âge en âge (et in saecula saeculorum !)

On peut présumer qu’un élément de connaissance, Iorsque son application n’offre plus d’intérêt, est voué à l’oubli, et n’est pas transmis à la génération suivante. Par contre, les croyants de toutes sortes ont fait la preuve de leur intéressante faculté de savoir transmettre des informations sur la condition humaine, la vie et la mort, par le moyen de belles histoires et de rites suggestifs. Malheureusement, il n’existe pas, pour le moment, de religion universelle, et même si c’était le cas, il semble difficile, de surcroît, de trouver le moyen d’y introduire des informations nouvelles qui ne seraient pas sous la garantie du fondateur! Quant à inventer de toutes pièces une religion, il est difficile de croire à un succès durable, puisque nous savons par expérience que nombre de religions anciennes ont disparu à ce jour. Les œuvres d’art (ou celles qu’on dénomme ainsi, même si leurs créateurs visaient d’autres buts) ont aussi une bonne probabilité d’être pieusement conservées, copiées si leur valeur augmente, et restaurées s’il en est besoin.
Aussi, on ne peut que souhaiter que les déchets nucléaires inspireront nombre de poètes, romanciers, musiciens, peintres et sculpteurs de valeur. Toutefois, on peut douter que l’art soit en mesure de transmettre des savoirs aussi techniques que ceux qui permettraient de construire un compteur ou de reconstituer la carte des dépôts de déchets en précisant leur nature et leur âge. En ce qui concerne cette question, une religion aurait été plus performante, grâce à ses préoccupations historiques ; aussi est-il heureux que nous ayons suggéré auparavant que les détails précis devaient être oubliés, puisque nous devons prendre en compte la possibilité de bouleversements culturels qui transformeraient les pratiques religieuses – et même peut-être les œuvres d’art – en sujets de thèse pour quelques rares étudiants en archéologie. En outre, il faut bien remarquer que la question des localisations et des datations à partir des données de documents anciens suppose, pour le moins, des moyens de calcul très sophistiqués car les unités de mesure peuvent changer, ainsi que les axes de références : la morphologie des mers et des continents évolue et même les points de repère astronomiques peuvent devenir source d’erreur puisque la carte du ciel se modifie avec le passage des années.
Ainsi, l’unique solution possible pour qu’un savoir technique se conserve indéfiniment passe par son autoreproduction. Puisque la reproduction sans aucune autre motivation que la reproduction elle-même est le propre de la vie, nous sommes donc conduits à songer en termes zoosémiotiques à un détecteur de radiations vivant. Bien entendu, afin que l’espèce ne s’en éteigne pas, il faut qu’elle possède une niche écologique adéquate et susceptible de durer. Quelle meiIleure niche pourrait-on trouver que l’homme lui-même puisque nous avons fait l’hypothèse qu’il traverserait les siècles ? Nous avons le choix parmi les multiples parasites qui ont profité de l’homme jusqu’ici.
Pour pouvoir fonctionner efficacement comme détecteur, le parasite sélectionné devrait réagir à une augmentation du niveau de radiations dangereuses par une transformation remarquable, mais cette transformation ne devrait pas être la mort (celle-ci serait trop facile à confondre avec la mort naturelle, hélas si fréquente, et de plus, interfererait avec le processus reproductif). Il existe un exemple suggestif d’hypersensibilité aux radiations (xeroderma pigmentosum) dans lequel un défaut génétique des mécanismes de réparation de l’A.D.N entraîne l’apparition sur la peau du sujet exposé de nombreuses taches brunes et grains de beauté. En donnant pour exemple ce changement de couleur, nous n’entendons pas suggérer l’utilisation de parasites humains ; nous voulions seulement indiquer l’existence d’un facteur génétique susceptible de conférer la sensibilité aux rayonnements mutagènes et qui pourrait éventuellement être transmis à d’autres espèces.
Quoi qu’il en soit, la solution envisagée pour la perpétuation du détecteur ne résoud pas la question de savoir comment nos descendants se souviendront du mode d’emploi. La solution est cependant plus aisée quand l’instrument est vivant : elle dépend d’un choix judicieux du parasite porteur. Il ne serait pas astucieux, par exemple, d’utiliser un micro-organisme dont l’hôte ne remarquerait la présence qu’au moment où l’augmentation de rayonnement provoque la transformation. Au contraire, la présence du détecteur devrait occuper sans cesse l’esprit de I’hôte, mettre en jeu un sentiment, quel qu’il soit, pour qu’il s’en souvienne constamment, de façon à simuler l’effet de la foi religieuse ou du plaisir esthétique, qui accroissaient la probabilité de conservation des documents. La conscience peut être entretenue par la douleur ou le plaisir, ou par l’attente de l’une comme de l’autre, mais l’angoisse peut pâlir, et la répétition des malheurs émousser les sens, tandis que l’homme n’est jamais las du plaisir.
Si le détecteur était un bel animal, affectueux et mystérieux, un chat, par exemple, dans la société duquel l’homme s’est complu depuis l’ancienne Egypte, il est probable que l’habitude d’en perpétuer une race particulière puisse résister au temps. En outre, il faudrait composer pour cette race une dénomination spécialement étudiée, à la fois suggestive et énigmatique, qui provoque la curiosité des nouvelles générations : à travers I’explication du nom « Radiochat », par exemple, la mémoire des propriétés de détection de l’animal pourrait être conservée. En fait, n’importe lequel des animaux familiers que l’homme a pris l’habitude d’héberger et de nourrir sous son toit ferait l’affaire, et même des plantes d’appartement pourraient être modifiées pour servir de détecteurs. Il faudrait donc, et aussitôt que possible, qu’une grande variété de détecteurs vivants soient présentés au public et expérimentés parmi les populations habitant au voisinage des centrales nucléaires, qui sont conscients des risques encourus.
Il est plus facile d’instruire en amusant, en suivant la pente d’une pratique culturelle solidement ancrée dans le passé, que d’essayer d’introduire de l’information par une religion nouvelle ou des œuvres d’art délibérément construites à cette fin. De surcroît, comme il y a énormément de chances que le détecteur prouve son efficacité dans un futur proche, la trace se conservera dans la mémoire collective à travers des proverbes, histoires, contes ou mythes spontanément créés. On pourra préparer un bon index des contes populaires, et une bonne connaissance de la littérature orale sera fort utile. Dans la suite, le savoir ainsi substantialisé devrait être en mesure de résister aux variations de la culture ; en cas d’oubli passager, avoir un radiochat chez soi pourra, selon l’occasìon passer pour une habitude simplement “agréable,” ou se transformer en culte d’un dieu lare.

Quels sont les signes qui parleront encore dans dix mille ans ?

Avant de faire un projet de signalisation pour le futur, il semble utile de parcourir d’un œil critique les signes déjà existants. La sémiotique, de Pierce à Greimas, nous pourvoit en outils commodes pour étudier leur statut. Pour commencer, on peut faire la distinction entre des signes de caractère abstrait (symboles) qui ne sont compréhensibles qu’à l’intérieur d’une culture donnée, et des signes figuratifs (icônes) qui sont lisibles grâce à leur ressemblance avec les éléments de l’expérience quotidienne. Seule la seconde variété de signes peut servir notre propos. Ces signes représentent soit une silhouette anthropomorphe en action soit un simple objet. Dans ce cas, on peut se demander quelle relation s’établit entre l’objet représenté et le programme auquel le public est convié – car c’est là que les choses se compliquent !
Un Iit stylisé signifie que, moyennant finance, vous pourrez y passer la nuit, et dans ce cas la représentation montre sans détours l’objet de valeur dont le besoin peut être comblé sur place. Par contre, le toit de chaume qui signale un certain type de restaurant le long des autoroutes serait incompréhensible s’il n’était précédé d’autres représentations plus complètes montrant aussi le cuisinier (reconnaissable à sa toque) apprêtant quelque grillade ; l’image du toit seul est d’autant plus obscure que le dessin ne donne pas l’échelle : on pourrait aussi l’interpréter comme ruche – ou comme bûcher.
Il existe d’ailleurs de nombreux exemples où le signe ne représente pas l’objet de valeur visé par le programme : un signe constitué d’un couteau et d’une fourchette indique la possibilité de prendre un repas et non celle d’acheter lesdits instruments ; le signe, dans ce cas, montre un objet modal dont notre culture implique l’usage dans le programme principal de manger. Par contre, un crâne décoré de tibias croisés est supposé représenter l’état final du sujet qui pénétrerait dans l’endroit ainsi marqué ; dans une culture différente, l’association du couteau et de la fourchette pourrait bien signifier que celui qui entre là sera mangé et la tête de mort signaler un vendeur d’ossements ! La solution d’une telle équivoque pourrait être de raconter l’histoire entière, en commençant par le destinateur et en finissant par l’état finaI du destinataire. Toutefois, comme tant le destinateur que le destinataire sont anthropomorphes, on ne voit pas ce qui empêcherait le lecteur de lire l’histoire dans l’autre sens : comment devenir cuisinier, par exemple, au lieu de où manger une grillade. En outre, le lecteur risque également de faire une lecture paradigmatique des vignettes à la pIace d’une interprétation syntagmatique.
Par conséquent, les sémioticiens devraient songer aux moyens de faire passer des signaux de début et de fin de récit, ou, au moins, des indications de sens unique de la lecture, dans le cas où une signalisation complexe comme la bande dessinée serait retenue. Il faut aussi considérer la question de l’irréversibilité de la lecture dans le cas de signes représentant des silhouettes humaines en action, d’autant plus que ces signes paraissent plus « parlants » pour la communication à long tenne que ceux qui représentent des objets. En fait, la nature attirante ou repoussante d’un objet est difficile à faire passer dans le dessin lui-même ; elle dépend trop d’une notion de bon ou de mauvais goût, ancré dans le sujet par son environnement culturel. Par contre, le désir, le plaisir, la peur ou le dégoût sont couramment manifestés à l’observateur par le moyen de gestes ou mimiques plus directement en relation avec la morphologie humaine qu’avec des usages culturels et qui sont donc moins susceptibles de varier avec les modes.
En ce qui concerne le problème particulier de l’étiquetage des fûts de déchets radioactifs d’un signe « danger », des contraintes techniques limitent sévèrement notre imagination : il faut que le signe soit assez simple pour pouvoir être imprimé automatiquement sur le fût au moment du conditionnement des déchets. Selon les considérations que nous avons émises précédemment, nous suggérons une signalisation anthropomorphe. En outre, la morphologie est probablement un des traits de l’humanité le moins susceptible de changer en dix mille ans, puisqu’il a persisté pendant une durée bien plus considérable dans le passé. On pourrait utiliser la représentation d’un œil en train de se lézarder verticalement : l’œiI est une métonymie commode de la figure humaine, c’est son moyen le plus éminent d’appréhension du monde natureI ; de plus, comme c’est un récepteur pour la lumière, l’œil n’est passans relation avec Ies phénomènes de rayonnement en général. La fente dont le globe oculaire est atteint est une façon figurative de représenter la discontinuité. Il est probable, en effet, que la discontinuité demeure dysphorique si les tendances naturelles de I’angoisse humaine persistent, dans la mesure où elle est associée à la mort individuelle et aux catastrophes naturelles imprévues.
Pour bien manifester le fait que le processus représenté est une cassure et non la réparation d’un œil auparavant brisé, la lézarde devrait être dessinée sensiblement plus large au sommet de l’œil qu’à sa base : de la sorte celui qui le verrait ne pourrait pas échapper à la suggestion que l’œil est sur le point de tomber en morceaux sous l’effet de la pesanteur, dont il fait l’expérience tous les jours sur la terre. La représentation de l’œil devrait évidemment être asymétrique (grâce à l’addition du sourcil, par exemple) afin d’être « lue » dans le bon sens même si les fûts sont retournés. Un teI signe nous paraît devoir être suffisamment répulsif pour quelqu’un qui découvrivrait la décharge par hasard – pourvu qu’il soit muni d’un moyen quelconque d’éclairage ! De surcroît, le signe devrait être de couIeur rouge, si c’est techniquement possible, puisque rouge est la couleur du sang répandu, évocateur de blessure et de risque mortel.
Il faudrait aussi poster des signaux au voisinage de l’espace dangereux, malgré l’incertitude plus grande sur la durée possible de cette signalisation puisque la topologie de l’endroit risque de se modifier au cours du temps (tandis que le conditionnement des déchets est supposé se faire dans un matériau indestructible). On pourrait songer pour ce faire à un signal sonore qui viendrait compléter la sìgnalisatìon visuelle décrite précédemment. Avantage supplémentaire, la signaIisation sonore est par nature syntagmatique contrairement aux signes « à lire».
Toutefois, il est probablement plus difficile de réaliser un émetteur sonore en état de fonctionner pendant dix mille ans et plus, même s’il était possible d’utiliser comme source d’énergie celle des radiations du dépôt radioactif lui-même. Il serait probablement plus sûr de mettre à profit le bruit produit par le visiteur en jouant sur l’acoustique des lieux pour provoquer des phénomènes d’échos ou d’étouffement du son. De tels effets sonores pourraient probablement être obtenus par des revêtements appropriés des galeries quand les déchets sont stockés dans des mines abandonnées. Quelle que soit la solution adoptée pour la production du son, celui-ci devrait augmenter d’intensité à mesure qu’on approche de la source du danger et diminuer quand on s’en éloigne ; toutefoìs, cette disposition, destinée à guider vers les issues les égarés qui ne tiennent pas à prendre de risques devrait être restreinte à la périphérie de la zone dangereuse ; au contraire, à proximìté du lieu de stockage, le son devrait être modulé de façon aléatoire afin de dérouter – et même mettre en déroute – Ies visiteurs qui voudraient accéder jusqu’aux fûts, ou encore, les piéger s’ils s’obstinent. Grâce à ce dispositif, le système des gaIeries de la mine – si mine il y a – se transformerait en une sorte de « dédale », non seulement grâce à sa topologie particulièrement favorable, mais encore grâce à un mode de signalisation spécialement étudìé.
Dans l’hypothèse où il seraìt possible de mettre en œuvre un émetteur sonore fiable, on pourrait envisager des moduIations de signaux bien plus sophistiquées : on pourrait ajouter aux variations d’intensité du son des changements de fréquences, introduire des rythmes… Un signal-guide, pour être opératoire, doit présenter une variation monotone d’une (ou plusieurs) de ses caractéristiques en fonction de la distance au lieu vers lequel il dirige l’utilisateur. Au contraire, la qualité primordiale d’un signal avertisseur est de s’imposer d’emblée à l’attention du sujet ; cet effet est usuellement réalisé par un démarrage brusque et/ou une terminaison qui l’est tout autant, par la répétition de séquences, bref, un procès caractérisé par ce que la sémiotique dénomme des « aspects ». De plus, le signal doit présenter une certaine ressemblance avec le phénomène qu’il annonce, au moins en ce qui concerne le caractère euphorique ou dysphorique de l’événement.
Pendant la dernière guerre mondiale, par exemple, l’approche des bombardiers était signalée par des sirènes, et la fin du danger par la répétition de sons courts. De tels signaux sonores sont, en raison de leur usage habituel, des phénomènes syntagmatiques : dès leur démarrage, ils suscitent une certaine attente dans l’esprit du sujet, qui essaie de prévoir la suite ; c’est assez facile, d’ailleurs, quand le son est modulé selon un certain rythme. Quand on essaie de suivre une mélodie, il est plaisant d’être surpris ; par contre, on se lasse d’une répétition constante mais on peut s’y habituer et en faire abstraction. Si, en fait, le bruit d’une sirène est dysphorique, c’est probablement dû à son absence de « forme » définie, même si le signal est répété ; on devrait encore augmenter le caractère inquiétant du signal par la production de séquences complètement inattendues qui empêcheraient l’identification d’une quelconque structure. Ces séquences pourraient être obtenues par une variation au hasard de la fréquence et de I’intensité du son, et par une distribution aléatoire des durées de silence et de bruit. Cela suppose, bien sûr, un émetteur programmé, ou plus simplement – peut-être – deux (ou plusieurs) sources de son déphasées dont l’interférence provoquerait un effet d’aléatoire ; le principe sur lequel reposent ces suggestions est, comme précédemment, de produrre un effet de « dédale », ou plutôt de « chaos » qui devrait décourager les visiteurs (et même les visiteurs non humains).
Il faut reconnaître, cependant, que ces suggestions reposent sur la mise en œuvre d’émetteurs quasi éternels alimentés en énergie intarissable ! Si nous supposons le problème résolu, nous pouvons aller encore plus loin, et suggérer que des effets similaires pourraient être obtenus avec des émetteurs de lumière ; il existe toutefois un risque évident que de tels jeux de lumìères et de sons passent pour une œuvre d’art ; aussi, pour finir, devons-nous poser une dernière question pertinente : le sujet acceptera-t-il et prendra-t-il position en faveur de la signification littérale du message dissuasif et de sa force perlocutionnaire ? Mettrat-il à l’énoncé les guillemets de la fiction ? L’effet produit serait très différent de l’effet recherché ! Nous n’y sommes pour rien. Pour un loup, un piège est un piège. C’est pourquoi les pièges à loups sont efficaces.

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