Séminaire de sémiotique
Fondation Maison des Sciences de l’Homme
Maison Suger
16, rue Suger
Paris (M° Odéon)
18 décembre 2014
Paolo Fabbri
L’histoire contrefactuelle : ce qui aurait pu se passer
La question de la transmission : institution et histoire
Au cours des deux années passées, nous avons cherché à comprendre, de manière critique, comment une discipline construisait peu à peu les plans d’immanence nécessaires à sa théorisation, voire remettait en cause le monopole du principe d’immanence en introduisant un principe de réalité. Mais une discipline possède aussi une dimension syntagmatique qui structure son évolution historique et dont les enjeux tiennent à ses procédures de transmission, en particulier dans le domaine de l’enseignement. Ce problème concerne l’ensemble des champs disciplinaires, quelle que soit leur exigence d’élaboration théorique. C’est là une première justification pour que la question de la transmission, à laquelle la sémiotique ne s’est jamais frontalement intéressée, soit mise au programme du séminaire. Le premier champ d’investigation qui se présente est donc lié à la question de l’éducation sous tous ses aspects, tant institutionnels (de l’École aux MOOC) qu’anthropologiques (transmission par mimétisme et contagion) et philosophiques.
La deuxième justification de notre intitulé a trait à l’actualité socio-culturelle de l’enseignement et à son état de crise qui porte précisément tant sur la transmission des savoirs que sur leur légitimité. L’institution est en soi une structure sémiotique qui, comme toute structure symbolique, se comprend d’abord comme un régime de valeurs, un ensemble de rapports de positions à l’intérieur d’un espace sinon fermé, du moins soumis à diverses limites. Si l’on peut envisager de décrire ces valeurs, par exemple en ce qui concerne l’institution universitaire, il est en revanche beaucoup plus difficile de comprendre d’où provient l’espace à l’intérieur duquel elles s’articulent et qui leur donne une assise commune. Peut-être même un certain aveuglement est-il requis quant à cet espace, une certaine inconscience, du moins tant que la question ne vient pas à surgir malgré tout. Un état de crise est précisément le moment où la question se pose de savoir ce qui détermine l’existence d’une institution et son assise. Une réflexion sur ce point peut être du ressort de la sémiotique.
Si une institution suppose une certaine clôture, il est non moins vrai que les transmissions qui s’y opèrent ne vont pas sans générer une histoire. Qu’est-ce que l’histoire du point de vue sémiotique si l’on cherche à dépasser le strict niveau de la narration ? On a souvent pensé, sans doute à tort, qu’une épistémologie structuraliste rendait incapable de saisir la genèse historique des phénomènes, humains comme naturels. On connaît par exemple le tabou frappant la question de l’origine des langues. Il y a pourtant une histoire des institutions. Il reste que la notion même d’historicité comprise comme étant par excellence le régime producteur de sens, reste relativement inexplorée du point de vue sémiotique. La notion de « raison syntagmatique » introduite pas Greimas est un point de départ possible.
La troisième justification concerne la transmission de la sémiotique elle-même. Son objet – le sens –, entité par définition transversale, la priverait de domaine propre. Si elle possède une fonction analytique dans les pratiques et les métiers (entreprises, médias), elle a en revanche une place très restreinte dans l’institution académique. Il semble ainsi, paradoxalement, que la sémiotique, science des valeurs structurales, soit vouée à l’étude des valeurs marchandes dont le régime, illimité celui-ci, et sans bords assignables, paraît pouvoir défaire, par sa puissance même, toute identité structuralement comprise. Aristote opposait déjà « l’économie », comme ordonnance fondée et porteuse d’un sens, à la « chrématistique » illimitée de l’échange monétaire. La sémiotique semble ainsi, comme discipline, se situer à la croisée de deux régimes de valeurs dont il nous paraît essentiel de comprendre la réelle complexité pour envisager la problématique de sa transmission.
Cette question de la transmission de la sémiotique, dont on entrevoit la richesse et la complexité, ouvrant tout un champ non abordé durant l’année qui vient, pourra nourrir une seconde année toute entière du séminaire (2015-2016). [Denis Bertrand, Jean-François Bordron, Ivan Darrault-Harris, Jacques Fontanille]