Novlangues: de la standardisation aux pidgins


Da: AA.VV., «1984» et les présents de l’univers informationnel. 34 auteurs pour un colloque, Centre Georges Pompidou et Centre de Creation Industrielle, Paris, 1985, pp. 393-411.


 

It was a bright, cold day in April, and the clocks were striking thirteen
Orwell, 1984

I.
Une prophétie ne se mesure pas à sa réalisation. Ce dire efficace ne se borne pas à énoncer une vérité, indécente et inactuelle, et nous demande plus que de nous reconnaître là où nous sommes. Il nous offre ici, en 1984, un miroir d’ombre et nous invite à faire un pas de plus ou de trop. L’on sait que plus nous nous approchons des miroirs, plus les choses circonstantes s’éloignent. Ainsi la parole prophétique ne veut pas réaliser sa menace mais l’éloigner.
Or qu’en est-il aujourd’hui de la prophétie de l’instauration d’un langage universel (utopie ou dystopie) si présente dans les derniers siècles de notre culture? Est-elle pensable ou formulable en un temps où la population des robots croît plus rapidement que la population humaine (17% vs. 2% aux États-Unis)? Comment justifier l’optimisme bien intégré et le ton d’apocalypse devant les langages artificiels? Pourrat- on les intégrer aux langues naturelles dans une théorie d’ensemble ou faudra-t-il les voir comme les little brothers qui, ayant écarté le vieux rêve antibabélique de la langue universelle, réalisent à même le réel le contrôle tyrannique sur les modes de perception et d’expression du monde (sur le savoir et le vouloir, sur le devoir et le pouvoir dire)?
Dans l’oeuvre majeure d’Orwell, 1984, la prophétie d’une nouvelle langue paraît réalisée. Dans l’État d’Océanie, dans le dies irae de l’an 2050, tous les membres du parti au pouvoir — le socing — parleront cette langue unique, la novlangue, exterminatrice de tout autre parole. W. Smith, le dernier homme, cède aux rats qui menacent de lui dévorer le visage: Ils commencent par les joues, pour pouvoir se frayer un chemin vers la langue, à l’intérieur de la bouche. Le pouvoir absolu s’attaque à la langue de manière constitutive: la novlangue est le socing, par la destruction de l’Oldspeak le lien avec le passé sera coupé et le futur réalisé dans le présent irrémédiablement malheureux de l’utopie: le passé est mort et le futur sans espoir.
C’est dans cette dimension linguistique que l’oeuvre d’Orwell atteint ses résultats les plus sérieux ; c’est-àdire qu’elle parvient aux meilleurs effets de sarcasme subjectif et objectif. L’écrivain y témoigne de sa connaissance (et dégoût) des langues artificielles auxiliaires (Esperanto, Volapük et Nu Spekin), des expériences d’Ogden-Richards sur la délimitation des vocabulaires de base (850 mots!) et de son adhésion à l’image courante dans la tradition romantique (de Humbolt à Staline en passant par Whorf): le langage comme «maîtrise tyrannique» de la pensée, capable de modeler la culture et le comportement. Pour Orwell, ami de A. Ayer, les problèmes de la démonstrabilité de l’histoire dans le cadre du langage ordinaire étaient familiers. C’est pourquoi dans sa «linguistique» nous trouverons une critique de la politique: il nous offre un modèle linguistique du totalitarisme (et non l’inverse) par l’illustration d’une imposition totalitaire de la langue.
Pour apprécier cette vision, politique parce que linguistique, il faut mettre en rapport l’appendice de 1984, Principes de Novlangue avec les essais linguistiques et surtout les Nouveaux Mots (inédits de son vivant) où l’on trouve esquissée une eulogie, une utopie de la parole.
Pour Orwell la langue est un peuple de signes (mots et règles) arbitraires et en même temps motivés, doués d’une historicité (inscrite dans l’étymologie), liés à une culture par un lien naturellement fonctionnel, non révocable par décret. Il s’agit d’un organisme doué d’une cohérence interne, qui peut se trouver décalé par rapport à l’évolution des formes de sensibilité et de socialité qu’il est censé exprimer ; d’un instrument d’expression (le signe linguistique par sa morphologie et sa syntaxe) qui exerce sur la pensée un tyrannie hold, il n’est pensable que ce qui est effable (modèle courant de la linguistique de cette époque). D’où le projet, si cher à la modernité politique (de Swift à Fourier) d’une utopie du langage parallèle et isomorphe à l’utopie politique. Il faut comprendre que la langue n’est pas le travail de Dieu, pour Orwell pas plus que pour Big Brother (qui avait son modèle dans la publicité). Il n’est pas question de laisser le langage tel qu’il est dans la société industrielle, en proie à la perversion et à la falsification que la propagande et la littérature — dans des buts certes opposés — opèrent sur des signes « d e l’âge de la pierre», inadéquats aux nouveaux sens à exprimer. Cette moralité du signe, libérale ou totalitaire, vise finalement la transparence avec la pensée et ne se différencie que par le projet politique (cf. la dernière page du Degré zéro de l’écriture de R. Barthes).
On comprendra mieux l’orientation totalitaire de 1984 portant à l’extrême conséquence l’arbitraire et l’artificialisme du politique: si le langage, comme le peuple, a perdu la confiance de sa classe dirigeante il ne reste qu’à le dissoudre et à en élire un autre. A la perversion libérale et commerciale succèdent la destruction et la déportation, le démasquage et la territorialisation des mots. Il faut faire de la langue ce que Hobbes assigne comme tâche à toute politique: construire un individu automate parlant un langage automate. Pour purger la langue il faut pousser à l’extrême ses principes constitutifs d’arbitraire et de tyrannie sur la pensée.
Les modes de l’opération dérivent de l’image du sens que se donne Orwell: pour lui il existe dans notre esprit une espèce d’échiquier sur lequel les pensées évoluent ludiquement et logiquement, ainsi qu’un ensemble de motifs (croyances, désirs, passions) qui enveloppent les mots d’auras connotatives, suggérant autre chose que leur sens premier: thinking in our not chessboard moments. La novlangue est le résultat d’une intervention standardisante visant à la suppression de toute naturalité ou motivation du signe, des liens étymologiques et des mouvements d’analogie. Par une stratégie rhétorique ordinaire, les trois vocabulaires A, B, C qui composent le dictionnaire d’Océanie sont soumis aux procédures d’effacement, substitution et réarrangement par des modes et des résultats qui peuvent paraître naïfs aux linguistes mais familiers aux politiciens. Il s’agit de traiter la population lexicale et ses règles de grammaire par l’interchangeabilité de toutes les parties (noms, verbes, adverbes) et par la régularisation des flexions. La rigueur du Plan linguistique, qui est là pour simuler la langue et contrôler, déporter, encadrer la pensée des sujets est tempérée par le principe d’euphonie, sorte d’élaboration secondaire, mise en scène sonore qui survient pour rendre prononçables les signes déplacés et condensés (le parallélisme avec le modèle freudien n’est-il pas flagrant?). L’on parvient ainsi à la construction d’un vocabulaire, le B, proprement politique, fait d’acronymes et de mots-valise, qui est censé permettre les fines nuances supprimées dans le vocabulaire A. Les significations hérétiques en seraient non démontrables et toute connotation hétérodoxe et secondaire liquidée. Il en résulte un langage (que nous dirions machine) fait d’euphémismes, d’ambivalences, pauvre en syllabes et riche en acronymes (les sens premiers n’y seraient plus perceptibles) ; un parler âpre et dissonant, sautillant et monotone, ressassant sans cesse des lieux communs. Le Duckspeak, un parler machinal d’oies.
A ce bruit de cauchemar — langue d’anges purifiée qu’on ne profère qu’en enfer — qui sort du socing, Orwell oppose un modèle «corporatif»: la langue nouvelle doit être la création conjointe de poètes et de travailleurs manuels (1). Un seul des deux ne saurait suffire: Joyce peut bien inventer une langue, mais on ne joue pas tout seul un jeu collectif. Il faut proposer — ainsi qu’une société pour la liberté et la dignité humaines — une société pour l’invention de mots nouveaux et plus subtils. Le but de cette poétique collective: inventer un vocabulaire de plusieurs milliers de mots peut-être, qui traiterait les parties de notre expérience aujourd’hui non reconduisibles au langage: expérience morale passionnelle et esthétique telle que parviennent à l’exprimer le cinéma et les rêves, ces choses innommables qui siègent dans notre esprit.
Orwell est donc d’accord pour réformer la langue anglaise, mais ceci par une procédure qui s’oppose terme à terme à celle du Newspeak. La grammaire et les mots abstraits en sont exclus mais l’invention des nouveaux mots concrets se doit de conjuguer art et rigueur (les paroles sont comme les pièces d’un moteur de machine). Il faut exprimer ses propres significations (…) en prenant les mots justes et en les mettant en place, ainsi que l’on travaille avec une équation en algèbre, puis trouver les sons correspondants par une opération collective d’analogie sur une connaissance commune sans faille. Au lieu de l’abstraction des langues auxiliaires, c’est le modèle poétique d’une «analangue» qui assure la «forme naturelle du mot» : la corrélation entre les sons appropriés et les sens exacts répète un geste fondamental: c’est le procès le plus plausible de l’origine du langage. Cette standardisation naturelle, qui se veut moyen de production et non de destruction, garde son désir d’Utopie et son dirigisme: mais elle voudrait arracher la langue de la bouche de Méduse et la confier à celles, jointes, d’Apollon et de Vulcain.

Il n’est pas question ici de reformuler les remarques désobligeantes de A. Burgess (assorties d’un défi d’écriture et de pastiche) sur les défauts de consistance de la novlangue, même s’il rappelle justement qu’on apprend les langues par l’usage et non par le dictionnaire, et que certains traits du Newspeak — limitation de la référence, appauvrissement des concepts abstraits et opérations autoréflexives — font ressembler cet idiome aux registres bureaucratiques et administratifs, composés d’abréviations télégraphiques (minables mystères des ministères). Il y a déjà beaucoup de nouvelle langue dans la vieille langue.
On pourrait avancer quelques réserves plus strictement sémantiques et grammaticales. Pour contrôler et empêcher les vérifications logiques, il aurait mieux valu supprimer les prépositions, avec leur implicite théorie des relations, plutôt que les adverbes; pour bloquer les mécanismes épistémiques et véridictoires il ne suffisait pas d’abolir le conditionnel, il fallait s’en prendre aux modalités; pour limiter l’autonomie du sujet, jusqu’à le faire parler de soi-même à la 3e personne, on aurait dû s’attaquer sans doute à l’appareil déictique, etc. Pour les sigles et les acronymes, s’ils euphémisent les noms, ils ne sont pas moins soumis aux connotations sociales (S.S., ça ne vous dit rien?) et plus généralement en travaillant la seule surface lexico-grammaticale, il est difficile de maîtriser les procès sous-jacents de la signification ainsi que l’appareil (pragma-rhétorique) de l’indirection. Par exemple, la destruction des mots conduit parfois à des résultats antiphrastiques: la suppression des contraires et leur substitution par les subcontraires font pression vers l’inférence du subcontraire au contraire qu’on voulait effacer (pas communiste, donc fasciste). Ou encore: la condensation de plusieurs mots en un seul n’en abolit pas les variations des sens et les subtilités, mais elle enrichit l’ambiguïté des termes. Ceci se produit tous les jours dans la «langue de bois» politique. Dans cette maladie endémique du métalangage, après un effort de détermination «scientifique» de tous les termes, le discours dégénère en formules qui permettent n’importe quelle rationalisation. Orwell ne l’ignore pas, autrement pourquoi faire usage de la répression violente, si le contrôle de la pensée pouvait être obtenu par la simple manipulation de l’outillage expressif?
Ces critiques sont peut être sans propos et sans cause. Ce livre est après tout une parodie, dit Orwell. 1984, comme La ferme des animaux nous inviterait plutôt à une malversation ironique qui renvoie à Swift comme intertexte. On connaît sa proposition sévère de manger les enfants pour résoudre le problème politique irlandais et on se rappelle que les Yamoons (Voyages de Gulliver) ne font pas l’amour, faute d’avoir le mot pour l’indiquer.
Reprenons donc de plus près notre lecture: l’État de l’Océanie présente, en 1984, une économie linguistique singulière. C’est une société polyglotte et la langue anglaise y est la lingua franca, avec la novlangue comme registre officiel. Étant donné qu’il n’y a pas de capitale et qu’on ignore où réside Big Brother, la langue est pourtant le seul entière de centralité. C’est presque une diglossie institutionnelle. De plus la novlangue est parlée par 15% de la population, soit les membres du Parti; les autres 85%, les prolètes, ne la parleront jamais, même pas en 2050, date de son adoption finale. Dans ce 15%, le Parti intérieur (3%) est libre de s’en servir ou pas, les autres 12%, membres du Parti extérieur, tel W. Smith, ne l’utilisent que dans les occasions publiques.
Il y a certes là de l’ironie subjective: Orwell n’oubliait sans doute pas la proposition de Trotsky d’interdire les jurons et les mots grossiers dans les usines soviétisées, ni les suggestions d’abolir les expressions telle que «coucher de soleil» dans une société du socialisme scientifique (cf. Jakobson). Mais l’état de la novlangue est à pas mal d’égards objectivement antiphrastique. Les classes moyennes du Parti extérieur s’autoappliquent un code linguistique restreint tandis que les prolétaires parlent librement: c’est d’autant plus curieux que nous savons que les véritables innovateurs de la langue sont justement les classes moyennes, mais par hyper-correction, en affectant la plus stricte observance des règles! D’autre part, la novlangue est la représentation bloquée d’un monde politique dont Orwell a toujours souligné le caractère sub-atomique et non euclidien, où il est assez facile pour la partie d’être plus grande que le tout et pour des objets d’être simultanément à la même place. Est-ce par une inversion sarcastique qu’il nous invite à réfléchir sur un modèle non rationaliste du fonctionnement du discours, semblable à la logique quantique, où les opérateurs tels que la conjonction et la disjonction n’ont pas lieu de s’appliquer? On comprendrait alors qu’il explore activement le paradoxe: Le ministère de la Paix s’occupe de la guerre, le ministère de la Vérité du mensonge, le ministère de l’Amour de la torture et le ministère de l’Abondance du manque. Par une figure du comble, la politique qui se prétend science fondatrice du réel, capable de mater la langue, s’exhibe toujours comme une vulgate suivie d’une parlotte (cortège épuisant de phrases immobiles, détergentes et congelées). Celui qui prétend parler le langage des choses finit-il par faire du textuel pur?
Cette horreur du jargon politique pousse Orwell à interroger ce paradoxe et la structure profonde du discours. Il nous lègue beaucoup à faire: par exemple quant au dire des sociétés à histoire arrêtée, où l’on a «tué dans l’oeuf tout ce qui est vieux et dépassé». Dans ces conditions la linguistique orwellienne est vraiment un monument à une quantité de préalables précis sur le langage et la société (R. Fowler) et une proposition de contremarche théorique. Essayons de l’accepter.

II.
En 1984, l’image de la langue n’est plus aussi simple ni aussi immobile que celle de la réflexion philosophique et linguistique se donnait au temps de 1984. C’est aujourd’hui une description, une autodescription à valeur performative — un diagramme immanent — plurielle, différentielle et collective, comme un vent composé de différents souffles. La reconnaissance de ce caractère hétérogène et hétéroclite enrichit la réflexion et suggère un mouvement qui déplace les frontières disciplinaires. Geste préliminaire pour reconnaître les traits originaux de la proposition orwellienne et repenser les signes et la mémoire, l’information et la culture dans la société informatisée.
Il s’agit ici, en premier chef, de quelques traits «postmodernes » de la linguistique: la prise en compte des problèmes de «l’Énonciation» n’a pas fini de travailler la théorie du langage et d’en redistribuer les places par rapport aux composantes sémantiques et syntaxiques d’un côté, et au niveau du discours de l’autre. En premier plan viennent des objets linguistiques traditionnels repris sous un jour nouveau (pronoms, etc.), mais aussi les procédures discursives de véridiction, à un niveau fort différent des modules de la logique propositionnelle. Sur le plan discursif, le phénomène polyphonique rafraîchit des données rhétoriques stylistiques et argumentatives (implicatures et raisonnements pratiques) non maîtrisables par une logique classique. La pragmatique anglosaxonne, qui voudrait prendre à son compte ce vaste domaine (procédures d’indirection, déictiques, discours indirect libre et ironie), se donne de plus en plus comme une stylistique sociale qui supplée à une sémantique des conditions de vérité.
D’autre part, la nature même de ce qui est linguistique (c’est-à-dire pertinent pour la théorie qui est aussi description), varie en fonction d’un principe nouveau. La dimension de socialité du langage s’impose contre les robinsonnades cognitivistes (on se rappellera Chomsky: J’étudie le langage en ce qu’il est et non dans son usage) dont les développements sont orientés par l’évolution des langages artificiels. Renoncer à ces présupposés tels que les règles grammaticales sont censées expliquer le comportement d’un locuteur idéal dans une communauté idéalement uniforme signifie porter l’accent sur l’usage qui (par l’influence de la philosophie wittgensteinienne) devient une précondition de référence et de compréhension.
Pour ouvrir la définition de la grammaire, bornée à ses usages de référence et à ses présupposés cognitivistes, les faits linguistiques pertinents sont désormais construits en fonction, non de l’esprit humain, mais des comportements sémiotiques de groupes socio-culturellement situés.
Le relativisme linguistique dans la forme familière à Orwell (maîtrise tyrannique de la langue sur la pensée) n’est pas récusé parce qu’il nous libère du préjudice d’une logique commune à tous les hommes indépendamment des moyens d’expression, mais prend une autre tournure. Il concerne les rôles et la participation aux événements communicatifs d’une communauté linguistique et opère au niveau des régimes de phrases, des types de discours, plutôt que par la grammaire et sa partie plus «délicate», le lexique.
Au-delà de la notion même de compétence (limitée au savoir) un intérêt croissant se manifeste pour la nature performative de la langue. Si le langage est action et non seulement réflexion, le discours est évalué comme un tissu d’actes (et non d’informations) articulés en programmes algorithmiques dans le cadre proprement social de la conversation. Le caractère situé du déroulement discursif introduit donc la problématique actuelle des tactiques et de la stratégie discursive.
Cette perspective dérive et soutient une attitude nouvelle à l’égard de la langue quant à sa consistance même. En premier plan vient la nature polyphonique et plurielle de la communauté comme de l’acte de parole.
La communauté linguistique entièrement unifiée est, ou l’objet d’une autodescription active, ou un simulacre théorique construit, ou bien un «phénomène pathologique» (Lyons) dont l’uniformité d’exception serait aussi complexe que la diversité qui est sa règle.
A la linguistique de rendre compte du rayon variable de la langue pour en constater à la fois l’hétérogénéité et la continuité. C’est à une «linguistique du quatrième monde» que revient la tâche, non pas d’explorer le noyau dur d’une grammaticalité commune, mais de déployer la gamme des langues (plurilinguisme et disglossie) et, à l’intérieur de chaque langue, la panoplie des registres gouvernés par des règles différentes quant au champ (buts et arguments), au mode (moyens employés) et à la teneur (relations entre les participants).
La maîtrise de ces gammes et panoplies constitue la compétence communicative: au lieu d’en répéter l’uniformité, c’est sa diversité réglée qu’on voudrait multiplier. C’est ainsi qu’un sociolinguiste regarderait en 1984 l’État d’Océania (avec son anglais «lingua franca» divisée en différents registres parlés par le prolète et les membres des deux branches du Parti, selon les contextes publics ou privés). On décrirait comme débrayage et embrayage les passages appropriés de codes et de registres, leurs règles de co-occurrence et d’alternance, on calculerait les effets de sens (Julia en privé ne parle jamais la novlangue mais se sert souvent de gros mots…).
Cette polyphonie des parlers n’est plus rejetée du côté de la parole: la variation est envisagée comme une propriété immanente de la grammaticalité et comme un critère pour en redessiner les limites. Mais en même temps, les paramètres de grammaticalité cèdent devant ceux d’acceptabilité: la définition sociale et non cognitiviste des pratiques discursives s’en trouve renforcée (par exemple aucun locuteur n’aura accès à tous les registres ni ne sera limité à un seul) et les conditions d’abstraction des modèles descriptifs radicalement modifiés (il faudra par exemple schématiser et interdéfinir avant de formaliser). Quel que soit le bien-fondé de sa démarche, la pragmatique voudrait faire son objet des «conditions de bonheur», des énoncés, à savoir la mise en relation appropriée entre discours et contextes; ce qui l’entraîne vers une typologie d’événements communicatifs, syncrétiques quant à leurs canaux d’expression, bref, vers une ethnologie de la communication.
Cette linguistique est donc une discipline de la lingua franca. A côté de l’hétérogénéité des langues et de l’héréroclite des variantes, elle souligne les phénomènes de continuité (les discontinuités sont l’effet d’évaluations sociales plus que cognitives), les interférences et les amalgames entre variétés.
Parmi les réseaux de passage entre l’archipel des régimes discursifs, un rôle privilégié est accordé au continu créole-pidgin, mieux, aux processus naturels de simplification et de complexification dits de pidginisation et de créolisation.
Il est question ici, non seulement de repenser la dérive — formation et déformation, perte et innovation — des langues, mais de reconnaître dans les traits de calques et prêts, traduction et simplification, comment — par coopération et par conflit — inscrire l’autre dans la structure de sa propre langue. Au-delà de quelques positions extrêmes, tout acte de langage est un pidgin instantané (La Page), toute innovation linguistique peut être vue comme un phénomène de créolisation (Halliday), une appréciation autre est donnée de l’altérabilité de la forme langagière et de sa versatilité à créer de nouvelles affinités sémantiques. C’est par ce biais bien plus que par l’imposition politicienne d’un Newspeak identitaire (dépourvu d’intérêt linguistique, et pathologique par absence de variétés) qu’on pourrait poser un regard frais sur les problèmes des universaux (les pidgins sont-ils de bons indicateurs?) et du différentiel linguistique.
Cette versatilité permet de replacer la position d’Orwell quant à l’utopie langagière. Une standardisation, plus par développement des fonctions sémantiques que par multiplication lexico-grammaticale, est possible et en fait réalisée par des moyens de sélection, codification, re-élaboration fonctionnelle et valorisation des formes. On peut développer une langue (comme l’on dirait développer un film) bien que l’utopie d’un progrès absolu soit abandonnée (rien ne nous préserve des innovations objectivement réactionnaires).

III.
Toute évaluation générale de l’univers informationnel ne saurait se passer de cette approche renouvelée. Par contre, au cours de ce colloque, par le truchement de la parabole d’Orwell, c’est à une description surannée du dire que se sont référés les fabulateurs de l’apocalypse informatique. Avant de constituer une image momifiée de la langue en réceptacle des valeurs et de muer tout logiciel en instrument du Miniver, quelques précisions s’imposent.
Il est hors de question de rappeler ici les bienfaits de l’intelligence artificielle et l’intérêt proprement spéculatif de l’écriture par ordinateur. On a bien souligné le rôle de l’écriture multilinéaire (révolution comparable à celle que l’introduction du zéro a apportée au calcul) dans l’analyse des tâches intellectuelles et les apports d’une théorie de la complexité ayant par «implicature» socio-politique la formulation d’un paradigme acentré, opposé terme à terme au modèle central et radial de 1984 (P. Rosenstiehl).
Mais des problèmes insurmontables se posent quand l’intelligence artificielle passe de ses intérêts cryptographiques originaires au traitement des langues naturelles. Une fois que nous sommes sortis du paradigme génératif et transformationnel, codéterminé par les automates, tous les traits ici passés trop rapidement en revue (hétérogénéité et versatilité, continuité, variance et sensibilité au contexte) ainsi que les nouveaux concepts tels que énonciation, indirection, raisonnement naturel, deviennent intraitables par le savoir actuel de la machine. Entre autres, on ne sait pas décrire formellement tous les verbes d’une langue, quoique les analyseurs syntaxiques puissent traiter 90% des phrases. … des centaines, voire des milliers d’analyses syntaxiques différentes sont parfois possibles pour une phrase donnée et la plupart d’entre elles ne sont pas plausibles. Nous ne sommes pas conscients d’avoir effectué des opérations d’acceptation et de rejet quand nous réfléchissons sur l’analyse grammaticale d’une phrase, mais les machines, elles, sont débordées par les combinaisons dépourvues de sens (Winogradov).
La formalisation même, que les logiciels semblent garantir, n’est pas toujours un avantage, puisqu’elle est bâtie sur une forte idéalisation des fonctions communicatives qui vise la grammaticalité plus que l’acceptabilité, le décodage plus que l’interprétabilité. La restriction des opérations logiques perd beaucoup sans assez rapporter et l’homologation aux fonctions cérébrales, tout aussi douteuse que menaçante, est un argument supplémentaire pour prendre, à l’égard de ce formalisme, sinon des distances au moins des aises. Ne sachant comment schématiser l’influence du contexte, ni traiter les modes d’inférence pratique (les implicatures probabilistes et conversationnelles) la langue naturelle fait figure d’intraitable: l’impossibilité de formaliser le sens contextuel des mots (…) empêche pour l’instant, et vraisemblablement pour toujours, de concevoir des logiciels capables de comprendre une langue naturelle comme le ferait un être humain. Les efforts visant à une théorie unifiée des langues naturelles et artificielles, ou à la construction du traducteur universel forcent à conclure: les meilleurs prototypes actuels ne sont qu’un pâle reflet des compétences linguistiques d’un enfant, pouvant tout au plus servir au «formattage» de la surface textuelle et à la traduction assistée.
Il faudrait donc replacer les questions soulevées par l’intelligence artificielle dans leur cadre véritable qui est celui de la stupidité. C’est l’étude rigoureuse de ce que le robot — à notre étonnement — ne sait et ne peut comprendre. Cette bêtise de la machine est le contraire d’un anti-savoir; c’est son mode, autonome et nouveau, de muer une ancienne habitude. La machine, bornée, regarde la langue naturelle d’un oeil averti et intelligent — et non le contraire, ainsi qu’il a été longtemps le cas. La stupidité se transforme d’anomalie cognitive en problème culturel et devient le déictique qui pointe le lieu de la recherche caché dans le mystère quotidien de l’évidence du dire; là où le bon sens ne saurait l’apercevoir. Au lieu de redouter l’omnipuissance de l’ordinateur mieux vaut en reconnaître les bornes et convertir en ressources les défauts de ses qualités. Pour y croire est-il nécessaire d’espérer l’utopie ou la cacotopie?
D’autre part, la surestimation des langages informationnels — ainsi que l’hypergrammaticalisation des langues — est elle-même un indicateur d’un double mouvement convergent. Le langage dit naturel est astreint à un effort constant de formalisation et les logiciels (qui adaptent leurs milieux par l’hypertélie naturelle de toute technique) sont soumis à leur tour au phénomène de connotation sociale (y compris celui de la novlangue!).
Au lieu d’envisager-programmer le futur de la communication comme une suite de catastrophes totalitaires engendrées par un linguistic engineering dont on a si peu à dire, on pourrait repenser les virtualités des langages artificiels au vu des orientations linguistiques nouvelles et des anticipations orwelliennes. Démarche spéculative qu’autorisent les visées actuelles du discours scientifique: il ne s’agit plus d’exercer le doute sur des certitudes à dépasser, le plus plausible étant désormais l’invraisemblable à venir.
Il faudrait d’abord dégager les langages artificiels d’une vulgate les décrivant comme outils de stockage d’une mémoire passive, générateurs de messages qui coïncident avec les textes-source et que l’on pourrait déduire automatiquement de ceux-là. Les logiciels resteront tautologiques et triviaux par rapport aux mécanismes de la langue naturelle et à nos exigences de connaissance si le dispositif qui inverse la direction d’une première transformation ne réétablit pas autre chose que la communication de départ. Par contre l’irréversibilité, la créativité, est en effet le propre de tout acte linguistique et culturel et aucun mécanisme «monologique» ne saurait exécuter cette tâche. L’on est donc tenu à la «fonctionalité» du plurilinguisme culturel: les systèmes linguistiques et sémiotiques se disposent — de façon acentrée — en unités structurelles grâce à leur asymétrie et non uniformité. Par ailleurs l’on ne saurait négliger le rôle novateur joué par une (ou plusieurs) autodescriptions unitaires que se donne toute culture polygotte en essayant, par définition sans y parvenir, de traduire l’intraduisible des dialectes et des diatypes, des langues et des régimes de phrases et de discours. Loin de la novlangue qui totalise, ces autodescriptions standardisantes fonctionnent comme des généralités finies qui apportent de l’information nouvelle, par exemple en comblant les vides par généralisation structurale.
Si l’on tient à la métaphore du cerveau, on pourrait avancer qu’il a lui aussi la structure d’un acteur collectif (composé de chaînes neurales, localisations fonctionnelles, parties droite et gauche) et polyglotte utilisant des systèmes de signes différents (analogiques, digitaux); en état de diglossie opère-t-il des embrayages et des débrayages entre variétés de «langues»?
Cette capacité rétrospective et reconstructrice qui prévoit des modèles d’oubli actif et des malentendus créateurs, engendre du nouveau en s’adressant au passé dont elle extrait plus qu’elle n’y trouve stocké, plus que les réserves de la banque des souvenirs morts. Dans ce polyglottisme et cette stéréophonie du cerveau et de la culture n’y a-t-il pas une réponse à la question sur la préservation du passé que Orwell (ainsi que Ayer et Soljénitsyne) ne peut prouver que par une convulsion de tout son être?
Par quel dispositif textuel pourra-t-on intégrer la réflexion logicielle? Un dispositif polyphonique et général, susceptible d’interprétations renouvelées et non épuisables de sa forme pourtant finie? On ne saurait ici montrer comment faire, mais faire comme si on devait faire.
Les sémioticiens russes, qui cumulent l’expérience cybernétique et la pratique des systèmes modélisants secondaires (poèmes, mythes) et la sémantique discursive (Greimas) n’indiquent rien d’autre que le texte artistique en général, et poétique en particulier. L’art est le moyen le plus économique et le plus compact pour conserver et transmettre l’information et encore: le texte artistique est un merveilleux générateur organisé de langues d’un type spécial, capable d’un polyglottisme interne et en même temps opérateur de clôture qui simule une (ou plus) structure du monde et le point de vue d’un (ou plus) observateur. Tous les détails et l’ensemble du texte sont inscrits dans des systèmes de rapports différents qui assurent une polysémie complexe et stratifiée et des mouvements variés d’embrayage et de débrayage de renonciation ainsi que des plans de contenu et d’expression. Les variations culturelles permettent alors d’extraire du texte artistique des sens nouveaux par rapport à l’information encodée: cette capacité de l’élément d’un texte à entrer dans des structures contextuelles autres et de recevoir une signfication différente est une des plus profondes propriétés du texte poétique. Cette fidèle infidélité — qui est au-delà de tout historicisme — et dont 1984 a été pendant ces journées héros et victime, ne produit-elle pas, à chaque lecture une nouvelle «langue créole»?
Orwell a poussé assez loin sa sombre clairvoyance. Sans renier la rigueur des échecs (il y a un système du sens qui n’est pas le rationalisme ni son contraire) il nous convie à enrichir la langue de nouveaux jeux: monter les Escaliers, glisser le long des Serpents, revenir nouveau à la case de départ dans une joie d’enfant. On comprend que le poète Ampleforth meure pour une rime, dans les souterrains du Miniver.
Quant à nous, lecteurs, nous n’aimons que les textes qui se laissent ruser sans cesser de nous emporter. 1984 semble fonder une utopie sur un futur impossible, mais nous croyons y reconnaître un mode poétique d’invention du passé; au lieu de fermer une totalité (un message de désespoir…) il en ouvrirait une autre. C’est en marchant dans les grands quartiers de l’oubli — ponctués d’anniversaires — que l’on cherche les portes et les issues.
Qu’on nous pardonne l’emphase, qu’on voudrait elliptique: on ne prétend à rien de grammatical, une acceptabilité, même une disponibilité en dérive nous suffit.


Notes

  1. The English People C.E. III. torna al rimando a questa nota

Indications bibliographiques

Partie I
Orwell G., Collectée! Essays, Penguin Books, Londres, 1970. «New Words» (1940), vol. II «The English People» (1942), vol. III. «Progaganda and Demotic Speech» (1944), vol. III. «Politics and the English Language» (1946), vol. IV. «Politics vs. Literature: an examination of Gulliver’s Travels» (1946), vol. IV. 1984 (The Principles of Newspeak).
Ayer A.J., Langage, Vérité, Logique, 1re éd., Londres, 1946.
Burgess A., 1984 & 1985, Londres, 1978.
Crick B., G. Orwell, Une vie, Paris, 1982.
Fabbri P. «Fragments sans histoire» in Traverses, 33-34, Paris: C.C.I./Centre G. Pompidou, 1985.
Fowler, R., Hodge B. et al., Language and Control, London, 1979 (v. «Orwellian Linguistics»).
Whorf B. Lee, Language, Thought and Reality, Cambridge, 1956.

Partie II
Chomsky N., Structures syntaxiques, 1re ed., Cambridge, 1957.
Grice H. P., «Logique et Conversation», Communications, n. 30, 1979.
Greimas A.J., Gourtès J., Dictionnaire raisonné de la théorie du Langage, Paris, 1979.
Gumperz J.J., Discourse Stratégies, Cambridge, 1982.
Halliday M., Language as Social Semiotics, Londres, 1978.

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